Les entités visées par la nouvelle Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement (la « Loi ») avaient jusqu’au 31 mai 2024 pour soumettre leur premier rapport annuel. En vertu de la Loi, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2024, ce rapport doit présenter les mesures qu’elles ont prises pour réduire le risque de travail forcé ou de travail des enfants dans leurs activités et dans leur chaîne d’approvisionnement.

La Loi vise à accroître la sensibilisation et la transparence du secteur quant au risque ou à la présence de travail forcé et de travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, ainsi qu’à inciter les entreprises à améliorer leurs pratiques. Maintenant que les premiers rapports obligatoires ont été soumis, nous explorons les réussites et les limites de l’application de la Loi. Puis, alors que d’autres dispositions réglementaires se dessinent, nous réfléchissons aux possibilités d’améliorer les efforts déployés pour éliminer ces formes d’esclavage moderne.

De la politique à la pratique

Certes, la Loi et les obligations en matière de rapport qu’elle prévoit ont su sensibiliser la population au risque de travail forcé et de travail des enfants dans les activités commerciales et dans les chaînes d’approvisionnement. En effet, depuis l’annonce de la Loi jusqu’à la date limite de soumission du premier rapport, nous avons constaté une augmentation de près de 100 % de l’intérêt pour les termes de recherche associés à ce texte législatif.1

Du côté du secteur, au cours du dernier exercice, les entités concernées et leurs conseillers ont largement discuté de la Loi et des attentes mondiales concernant la gestion des chaînes d’approvisionnement, et ont adapté leurs politiques et leurs pratiques aux nouvelles exigences de divulgation pour préparer leur premier rapport.

KPMG au Canada a analysé 5 794 rapports soumis dans le cadre de la Loi et téléversés dans le catalogue en ligne de Sécurité publique Canada (SP).2,3 Les entités déclarantes sont des organisations de toutes tailles et de tous secteurs, y compris du secteur public : la majorité d’entre elles (environ 80 %) se procurent des biens ou des services de partout dans le monde et 15 % sont assujetties à d’autres obligations de déclaration.

Les premiers rapports mettent en lumière des exemples de gestion efficace de la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les activités et les chaînes d’approvisionnement. Ces exemples peuvent servir de modèles dans le secteur. Des entités déclarantes :

  • 20 % ont commencé, dans une certaine mesure, à cartographier leur chaîne d’approvisionnement. Toutefois, seulement 5 % ont clairement indiqué avoir été au-delà de leurs fournisseurs de niveau 1 (aussi qualifiés de « directs » ou « primaires »)
  • 40 % ont souligné qu’elles évaluent le risque d’esclavage moderne de leurs fournisseurs d’une quelconque façon. 35 % ont des programmes de contrôle diligent en interne. 40 % demandent une preuve de contrôle diligent à leurs fournisseurs
  • 60 % ont fourni quelques exemples de la formation offerte à leur personnel sur les droits de la personne
  • Un peu moins de 5 % montrent un respect évident des multiples exigences de divulgation, y compris la cartographie de leur chaîne d’approvisionnement, l’évaluation des risques fournisseurs, le contrôle diligent des opérations internes et des fournisseurs, la mesure des progrès et des résultats, ainsi que la formation obligatoire sur les droits de la personne. De ces entités, la majorité (70 %) signale aussi qu’elles respectent les normes mondiales en matière de droits de la personne

La divulgation exigée par la Loi, en plus des attentes mondiales changeantes quant à la gestion des chaînes d’approvisionnement, a suscité beaucoup d’engagement envers l’amélioration des activités. Des entités déclarantes, 90 % se sont engagées publiquement à mettre en œuvre des mesures supplémentaires, comme l’élaboration de politiques et de procédures (30 %), la formation du personnel (20 %) et l’évaluation ou la gestion des risques (15 %). Dans les coulisses, plusieurs sociétés examinent leurs processus internes à la recherche de lacunes, de risques et de possibilités. Elles adoptent une démarche ciblée pour comprendre leur chaîne d’approvisionnement et développer les mesures d’atténuation et de gestion appropriées.

Le manque de visibilité dans les chaînes d’approvisionnement, un des défis de la transparence

Malgré les progrès initiaux accomplis, les dispositions de la Loi n’ont pas su promouvoir efficacement la transparence au cours de leur première année d’application.

Nous avons constaté que le registre contient moins de rapports que le nombre d’entités tenues d’en soumettre. Notons que la Loi est beaucoup plus inclusive dans sa définition d’entités déclarantes que celle d’autres administrations, comme l’Australie et le Royaume-Uni. En effet, la loi canadienne s’applique non seulement aux sociétés publiques, mais aux sociétés privées, aux organismes publics et aux organisations à but non lucratif. Certaines entités ont peut-être choisi de s’exposer à des sanctions pour non-conformité plutôt que d’attirer les regards et la critique du public. D’autres n’étaient peut-être pas au courant de leurs nouvelles obligations. Qu’importe la raison, le taux de conformité à la Loi pour la première année d’application est plus bas qu’anticipé.

Par ailleurs, beaucoup de sociétés ayant soumis un rapport ont divulgué le moins de renseignements possible sur leurs activités et leur chaîne d’approvisionnement. Des entités déclarantes :

Graphique statistique en cercle animé montrant 90 % 90%

90 % des entreprises n’ont pas révélé les risques spécifiques de leur chaîne d’approvisionnement

Graphique statistique en cercle animé montrant 20 % 20%

20 % de celles se procurant des biens à l’échelle mondiale n’en ont aucunement précisé la provenance

Graphique statistique en cercle animé montrant 65 % 65%

65 % des entreprises ont refusé d’indiquer si elles étaient l’importateur officiel et 35 % ont donné peu ou pas d’information sur leurs activités d’importation

Soulignons que les rapports soumis respectent les exigences prescrites par la Loi, sans toutefois atteindre l’objectif déclaré d’améliorer la transparence des chaînes d’approvisionnement canadiennes pour en éliminer le travail forcé et le travail des enfants.

Selon SP :

« Le but du rapport n’est pas de certifier qu’une organisation est “sans risque”, mais plutôt de démontrer que l’organisation a pris des mesures pour déterminer et traiter ce genre de risques. L’exercice d’établissement de rapports vise à encourager la transparence et non à pénaliser les organisations qui ont déterminé les risques dans leurs activités et leurs chaînes d’approvisionnement. »4

Pourtant, il existe de réels désavantages pour les entités déclarantes de divulguer des risques. Comme les chaînes d’approvisionnement sont opaques et complexes, les entités déclarantes manquent peut-être de visibilité ou d’influence auprès de leurs partenaires d’approvisionnement. Elles ne peuvent pas soumettre de l’information qu’elles n’ont pas. De plus, en l’absence de réglementation claire ou de précision concernant l’application des sanctions possibles (p. ex., amendes pour infractions, interdictions d’importation, enquêtes), elles doivent peser le pour et le contre de la transparence complète. C’est pourquoi il n’est pas du tout surprenant que les rapports ne présentent pas le niveau de détail prescrit par SP.

Cette réticence à divulguer les risques et à fournir un rapport détaillé pourrait persister au cours des prochaines années. En raison des risques de litige émergents des déclarations en matière de durabilité (en vertu notamment du projet de loi C-59 modifiant la Loi sur la concurrence et visant à prévenir l’écoblanchiment), les entités hésitent de plus en plus à divulguer de l’information qui ne peut pas être vérifiée ou certifiée par un tiers.

Les prochaines étapes

La soumission de rapports – ainsi que leur publication dans une base de connaissances – n’est que le début d’une meilleure gestion du risque de travail forcé et de travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement canadiennes. À elles seules, les exigences de divulgation ne changent pas considérablement les conditions des personnes touchées par ces formes d’esclavage moderne – l’une des conclusions présentées dans l’état des lieux de l’Australie publié en 2023 et préparé par une agence indépendante.5

Alors qu’on amorce la deuxième année d’application de la Loi, qui sera progressivement renforcée, il existe plusieurs possibilités d’améliorer la transparence et les progrès sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement, sans augmenter le risque juridique des entités déclarantes. Les sociétés canadiennes et leurs fournisseurs qui misent sur ces approches seront aussi mieux placés pour aborder les enjeux clés de leurs chaînes d’approvisionnement mondiales et locales :

  • Favoriser l’intégration, la modernisation, la résilience et l’efficacité des chaînes d’approvisionnement
  • Augmenter l’accès aux données pertinentes et la qualité de celles-ci
  • Renforcer la relation avec les fournisseurs et l’influence sur ceux-ci
  • Enrichir les ressources disponibles pour être en mesure d’effectuer les contrôles de qualité appropriés
  • Améliorer les systèmes de suivi pour une transparence accrue et une meilleure gestion des risques

​Entités déclarantes

Les entités déclarantes du secteur public et privé peuvent profiter du stade précoce de la Loi – qui ajuste encore la définition et la mise en œuvre de ses exigences aux attentes changeantes en matière de progrès – pour :

  • Aaccéder aux mesures appropriées et nécessaires à la cartographie des activités de leur chaîne d’approvisionnement
  • Cerner les risques dans leur chaîne d’approvisionnement
  • Adopter une approche ciblée pour évaluer en profondeur ces risques et, ainsi, développer des mesures de gestion adaptées à leurs activités, aux particularités de ces risques et à leur influence.

Les entités devraient aussi tenir compte des exigences canadiennes et mondiales émergentes en matière de contrôle diligent à l’égard des droits de la personne et en matière de reconnaissance des allégations de durabilité, et s’en servir pour bâtir des cadres de gestion et de préparation de rapports. Il importe de souligner que les entités peuvent accéder à des données sur les fournisseurs stockées dans des systèmes de gestion existants et utiliser ses renseignements pour soutenir l’évaluation et la surveillance des progrès de ceux-ci.

​Autorités de réglementation

Les mesures visant le respect de la Loi pour sa première année d’application n’ont pas encore été publiées. Sécurité publique Canada a donc l’occasion de clarifier son approche et de reconnaître les défis que pose la transparence demandée, notamment les risques associés à la divulgation. Les mesures de conformité devraient tenir compte de l’effort, de l’intention et de la courbe d’apprentissage des entités ainsi que des autres acteurs de leur secteur respectif, et encourager les progrès plutôt que de réprimander l’imperfection. Une réponse cohérente, propulsée tant par des exigences réglementaires que par des engagements sectoriels concrets, constitue la clé du changement profond dans la gestion du travail forcé et du travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.

Des ressources spécialement conçues pour concentrer les efforts et atteindre le niveau de détail attendu dans les rapports peuvent optimiser la conformité à une nouvelle loi. Des exemples ont été proposés par les gouvernements de l’Australie et du Royaume-Uni.

​​Associations sectorielles

Des entités déclarantes, 20 % font partie d’associations sectorielles, qui peuvent jouer un rôle de premier plan dans la définition des bonnes pratiques et soutenir leurs membres dans l’adoption de celles-ci grâce à des efforts collectifs. En unissant la force de leurs membres, elles peuvent renforcer le pouvoir et l’influence qu’ils peuvent exercer sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. De plus, des normes mutuellement définies et acceptées assurent une bonne compréhension des mesures appropriées à prendre, servant de repères utiles pour éviter de tirer de l’arrière. Une réponse cohérente, propulsée tant par des exigences réglementaires que par des engagements sectoriels concrets, constitue la clé du changement profond dans la gestion du travail forcé et du travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.


  1. Cette donnée est tirée d’une analyse réalisée au moyen de Google Trends sur la recherche de termes pertinents à la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement, du 31 mai 2022 au 31 mai 2024. Pour des raisons statistiques, ces termes étaient en anglais (p. ex., « bill s-211 », « fighting forced labour in supply chains », « modern slavery »).
  2. Cet examen a été réalisé sous la supervision de spécialistes techniques au moyen d’outils d’intelligence artificielle exclusifs à KPMG au Canada et spécialement conçus pour l’analyse de textes législatifs. Tous les pourcentages sont approximatifs et ont été arrondis au nombre entier le plus proche.
  3. Recherche du catalogue de la bibliothèque, [en ligne], Gouvernement du Canada, 17 mai 2024.
  4. Préparer un rapport – entités, [en ligne], Gouvernement du Canada, 20 mars 2024.
  5. Report of the statutory review of the Modern Slavery Act 2018 (Cth): The First Three Years, Gouvernement de l’Australie, 25 mai 2023

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