• Jillian Frank, Author |
10 minutes de lecture

​Les pénuries de personnel sur le marché du travail représentent indéniablement un problème urgent pour un grand nombre d’entreprises canadiennes. En plus de continuer de perturber la prestation de services essentiels, en particulier dans les secteurs des soins de santé, de la fabrication et des infrastructures, la demande de travailleurs qualifiés pourrait imposer un ralentissement de la croissance et de l’innovation.

La création d’un modèle de ressources humaines plus dynamique au moyen d’un « marché de talents interne » est une suggestion qui pourrait permettre d’augmenter les capacités et d’améliorer la productivité des travailleurs. Une poignée d’entreprises ont mis en œuvre ce type de milieu de travail, dont le concept a été largement discuté et débattu.

Dans le présent billet, nous examinerons les aspects prometteurs du concept ainsi que ses pièges.

Le quoi
En résumé, un marché de talents interne est un système technologique qui relie les employés à des occasions ou à des projets. Dans sa forme la plus simple, le marché de talents crée des programmes de mentorat et des liens entre collègues, appuie le perfectionnement par l’intermédiaire de projets correspondant aux objectifs professionnels des employés ou permet l’amélioration des compétences en offrant des possibilités d’apprentissage expérientiel dans d’autres services de l’entreprise.

À plus grande échelle, un marché de talents pourrait transformer la structure du milieu de travail d’une organisation traditionnelle et axée sur les rôles pour créer un ensemble d’équipes dynamiques et axées sur les projets. Un marché de talents interne pourrait améliorer l’efficacité, décloisonner les activités et permettre de réagir rapidement au marché et à d’autres pressions externes.

Un tel marché représenterait une transformation pour la plupart des milieux de travail.

La création d’un modèle sans frontières dans lequel les connaissances et les compétences des employés sont utilisées dans l’ensemble de l’organisation transformerait profondément le modèle des ressources humaines. Il n’y aurait plus d’organigrammes, de hiérarchie, ni de rôles à long terme. L’idée consiste à engendrer de l’agilité.

Toutefois, la mise en œuvre d’un marché de talents interne ne constitue pas un gain rapide et exige un investissement initial important dans la technologie et les ressources organisationnelles. Avant de procéder à un tel investissement, il faut comprendre les risques opérationnels et juridiques.

Le pourquoi
Il est facile de comprendre pourquoi l’idée suscite tant d’enthousiasme, puisqu’elle a le potentiel de remédier aux pénuries de personnel sans qu’une augmentation de l’effectif soit nécessaire. Un marché de talents interne bien conçu permettra de faire le lien entre les employés et les occasions, de trouver rapidement du personnel à l’interne et de réaffecter les employés entre les équipes pour respecter des échéances cruciales.

Toutefois, un marché de talents ne peut fonctionner que si vous recrutez et fidélisez des employés qui souhaitent travailler de cette façon, ce qui signifie que vous avez besoin de leur adhésion.

Les employés seront enthousiastes à l’idée d’un milieu de travail dynamique et souple seulement s’ils en voient les avantages, c’est-à-dire plus d’autonomie, de nouvelles compétences et l’accès à des occasions d’avoir un gagne-pain plus avantageux et plus stable.

Un milieu de travail axé sur les projets viserait à créer des occasions, et non à accentuer les inégalités. Ce ne sont pas tous les employés qui s’intéressent à l’apprentissage continu et au changement. Si les seuls employés qui s’épanouissent dans un marché de talents sont ceux qui disposent de la sécurité économique, de la souplesse et de la latitude nécessaires pour se mettre continuellement au défi, la diversité du milieu de travail en souffrira.

Pour contrer ces risques, le marché de talents interne pourrait être conçu pour offrir un accès équitable aux occasions, remédier aux partis pris et assurer une responsabilisation continue sur le plan de l’inclusion, de la diversité et de l’appartenance dans l’ensemble de l’organisation.

La mise en œuvre d’un tel marché de talents exige un investissement initial important dans la conception organisationnelle, la technologie et les processus. La transition d’un milieu de travail traditionnel et hiérarchique vers une équipe axée sur les projets demandera de la patience, du temps et une importante gestion du changement.

Avant de procéder à cet investissement, il est important de comprendre certaines considérations juridiques.

Un projet risqué
Je dois admettre que la première fois que j’ai entendu parler des marchés de talents internes, j’étais sceptique. Pourquoi? En tant qu’avocate, je sais que les lois canadiennes sur l’emploi ne sont pas conçues dans une telle optique.

En effet, nos lois visent à protéger les travailleurs des conditions de travail précaires, à apporter de la prévisibilité et à remédier aux inégalités entre les entreprises et leurs employés sur le plan du pouvoir de négociation. Par conséquent, nos lois augmentent la complexité du concept de travail souple et axé sur les projets. Examinons-en les considérations juridiques.

Statut, rôle et classification. La modification de la structure des rôles ou des emplois pourrait augmenter les responsabilités des entreprises quant à la conformité par rapport à l’impôt, aux heures supplémentaires, aux salaires et aux heures travaillées. Dans les milieux syndiqués, les changements pourraient avoir des répercussions sur les unités de négociation et nécessiter à la fois des consultations avec les travailleurs et le syndicat et leur adhésion.

La conception d’un marché de talents interne exige un examen approfondi des lois canadiennes sur l’emploi qui concernent le rôle, le statut ou la classification d’un employé, y compris les lois sur les normes du travail, les droits en common law et les lois sur les relations de travail.

Voici quelques exemples éloquents de considérations qui peuvent surgir en vertu des lois sur les normes du travail :

  • Les exigences en matière d’heures supplémentaires, de salaire et d’heures travaillées excluent les gestionnaires et certains professionnels. Pour être admissible à l’exemption à titre de gestionnaire, un employé ne peut accomplir des tâches autres que de la supervision ou de la gestion que sur une base occasionnelle ou exceptionnelle. Ainsi, un gestionnaire qui serait affecté à un projet en tant que contributeur individuel pourrait acquérir le droit à des heures supplémentaires.
  • Les professionnels comme les avocats, les ingénieurs et les comptables sont exemptés des obligations prévues dans les normes du travail dans la mesure où ils exercent la profession encadrée par leur ordre professionnel. Un de ces professionnels qui se joindrait à un projet opérationnel pour acquérir une nouvelle compétence ou se familiariser avec d’autres activités de l’entreprise pourrait devenir admissible aux heures supplémentaires, aux vacances, aux heures de travail et aux congés.

L’examen des rôles et de la classification des employés devient encore plus complexe dans un milieu syndiqué, en particulier si les changements ont des répercussions sur l’unité de négociation. Un employeur ne peut apporter unilatéralement des changements à un milieu de travail syndiqué, et toute restructuration exigera probablement un plan d’adaptation, des consultations et des négociations avec le syndicat.

Les explications ci-dessus ne visent pas à freiner l’évolution vers les marchés de talents internes. Il s’agit plutôt d’en souligner la complexité et de mettre en lumière la planification requise pour aller de l’avant. Un modèle de travail souple doit tenir compte des exigences réglementaires pour déterminer l’admissibilité ou la position d’un projet en particulier, et soupeser la possibilité que les exigences en matière d’heures supplémentaires et autres exigences minimales s’appliquent à un groupe élargi d’employés ou que des consultations supplémentaires soient nécessaires.

Rémunération et avantages sociaux. Si l’affectation d’un employé à un projet modifie la structure de son salaire et de sa rémunération, les contrats d’emploi doivent être modifiés par souci de clarté et pour éviter de futurs conflits. En outre, les employeurs de l’Ontario, du Québec et de compétence fédérale devront réfléchir aux répercussions de l’augmentation de l’agilité et du mouvement au sein des équipes sur leur approche de conformité en matière d’équité salariale.

La plupart des milieux de travail du Canada sont encadrés par des lois sur le travail, l’emploi, les droits de la personne et la protection de la vie privée qui relèvent des provinces et qui, malgré leur ressemblance aux lois fédérales, ne sont pas identiques. Les droits, politiques et procédures en vigueur dépendent du territoire de compétence qui encadre les relations de travail. Lorsque des employés font du télétravail, la définition de leur lieu de travail devient obscure, si bien qu’il faut réévaluer leurs droits quant aux heures de travail, aux congés, aux jours fériés et au salaire minimum ainsi que les autres droits prévus par la loi.

Classification des entrepreneurs indépendants. Il existe d’importantes différences juridiques et fiscales entre les employés et les entrepreneurs indépendants. Par exemple, les entrepreneurs ne sont pas admissibles à des préavis de congédiement ou aux normes du travail, et ils sont exclus des unités de négociation. Les employeurs n’effectuent pas de retenue à la source de l’impôt sur le revenu des entrepreneurs et ils ne sont pas responsables du fait d’autrui en cas de mauvaise conduite.

Offrir à des employés l’occasion d’occuper des rôles qui seraient autrement classés comme des postes contractuels pourrait entraîner une reclassification involontaire de vos entrepreneurs indépendants. Pour remédier à un tel risque, il est important de déterminer :

  • Les aspects du travail qui continuent de différencier les entrepreneurs des employés
  • La façon dont votre organisation répondrait aux questions sur la classification des rôles dans le cadre d’une vérification des normes du travail ou d’un contrôle fiscal

Sécurité des travailleurs. L’augmentation de la souplesse et de la variabilité en milieu de travail pourrait nécessiter une augmentation de la fréquence des mises à jour des politiques et des procédures pour veiller à ce que les normes en matière de déclaration, de diligence raisonnable et de sécurité soient systématiquement respectées.

De plus, en vertu des lois sur la santé et la sécurité au travail, les gestionnaires et les employés ont besoin d’une formation spécialisée, d’expérience et de supervision en ce qui concerne les outils, l’équipement et les dangers en milieu de travail. Toutes les organisations ont des obligations importantes en matière de déclarations et de sécurité, notamment pour veiller à ce que les employés reçoivent une formation et une supervision adéquates par rapport au stress, à la santé mentale et à la violence ou au harcèlement en milieu de travail.

Dans un milieu de travail en réseau ou axé sur les projets, nommer le ou les gestionnaires responsables de faire respecter les politiques de sécurité et les autres politiques représente un aspect important de la conformité juridique, en particulier si le travail est hautement spécialisé et si le lieu de travail comporte des contraintes de sécurité.

Discrimination. Les employeurs doivent s’occuper du potentiel de discrimination et s’assurer de mettre des mesures d’adaptations individuelles à la disposition des employés, conformément aux lois sur les droits de la personne et l’accessibilité.

Par exemple, si un employé devient admissible à un travail en fonction d’un ensemble de compétences en particulier, il incombe à l’organisation de s’assurer que ces compétences sont nécessaires et que certains candidats n’ont pas été exclus par inadvertance en raison de leur genre, de leur origine ethnique, d’un handicap ou d’une autre caractéristique protégée. L’employeur qui fait appel à l’intelligence artificielle pour évaluer l’admissibilité est responsable de tout parti pris dans le système.

Affronter l’avenir
Au cours de la prochaine décennie, les entreprises canadiennes qui explorent des approches novatrices de structuration des milieux de travail et d’attribution des tâches pourraient bénéficier d’un avantage concurrentiel. Un marché de talents interne pourrait créer une culture plus souple qui est axée sur la technologie et les objectifs et qui permet à l’organisation d’affecter rapidement, de motiver, de perfectionner et de fidéliser des employés. Cependant, il faut bien faire les choses. Les lois destinées à protéger les travailleurs sont structurées en fonction des pratiques traditionnelles élaborées au cours du dernier siècle. Un marché de talents interne pourrait révolutionner vos activités, dans la mesure où vous tenez compte de vos employés et des lois.

Des questions? Notre équipe de conseillers sur les lois sur l’emploi, de spécialistes numériques et de conseillers en ressources humaines peut vous aider.

Lisez le premier billet de la série : « Vers de nouveaux horizons »

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