Il y a quelques années, j’assistais à un congrès. L’un des conférenciers, un chercheur renommé en matière de préjugé inconscient, nous a proposé une devinette. Peut-être la connaissez-vous? La voici : Un homme et son fils sont victimes d’un accident de voiture. L’homme est déclaré mort sur place. Le fils est vivant, mais gravement blessé. Les ambulanciers le conduisent à la salle des urgences d’un hôpital. Le médecin entre et dit « Je ne peux pas opérer ce garçon : c’est mon fils. » Comment est-ce possible?
À la table où j’étais, nous nous sommes creusé les méninges. Les parents du garçon sont-ils un couple de même sexe (réponse possible, mais statistiquement pas la plus probable)? Est-ce un cas d’erreur sur la personne? Le garçon a-t-il un père adoptif et un père biologique? Pas du tout. La réponse est simple : le médecin est la mère du garçon. Facile, n’est-ce pas? Mais vous seriez étonnés du nombre de personnes à qui j’ai posé cette devinette et qui n’ont pas su répondre, dont bon nombre de femmes.
Pourquoi cette devinette est-elle si difficile alors que la réponse est si évidente? En la lisant, avez-vous imaginé que le médecin était un homme? De race blanche? Peut-être d’un certain âge? Rien dans la devinette n’indique que le médecin est un homme. Alors pourquoi tant de gens ne trouvent-ils pas la réponse?
Au Canada, en 2020, 48,5 % des médecins de famille et 38,8 % des médecins spécialistes étaient des femmes. S’il est un peu plus probable qu’un médecin soit un homme, ce n’est pourtant pas statistiquement significatif au point de rendre cette devinette impossible, ni même difficile à résoudre. Sur dix médecins qui entrent dans une salle des urgences, il est probable qu’au moins quatre d’entre eux soient des femmes. Mais dans un monde qui compte un peu plus d’hommes que de femmes médecins et où les médias présentent le plus souvent des médecins hommes, le cerveau humain, rapide à reconnaître les modèles, établit surtout des liens synaptiques entre la notion d’homme et celle de médecin, plutôt qu’entre la notion de femme et celle de médecin. Résultat : pour beaucoup d’entre nous, lorsque nous imaginons un médecin, nous imaginons un homme, même sans y être incités.
Oui, mais quel rapport avec les données?
Lorsque nous faisons appel à notre intuition, nos préjugés inconscients peuvent nous empêcher de voir le monde avec exactitude. Prenons l’exemple ci-dessus. Bon nombre de personnes qui ont du mal à résoudre cette devinette se considèrent comme féministes et sont sincèrement étonnées, voire honteuses, de ne pas trouver la réponse. C’est du moins ce que j’ai ressenti lorsqu’on me l’a posée.
Prenons maintenant la même devinette, mais commençons par souligner que près de la moitié des médecins au Canada sont des femmes. Votre réponse serait-elle différente si vous disposiez de cette information? Votre préjugé inconscient serait-il aussi important?
Nous aurions certainement eu moins de difficulté à résoudre cette devinette si on nous avait rappelé récemment que de très nombreux médecins sont des femmes. Dans ce cas, les données permettent de retirer le filtre qui influence notre intuition.
Ce phénomène se manifeste en particulier dans l’embauche. Si nous éprouvons des préjugés qui nous incitent à associer un sexe ou un groupe donné à certains métiers, ils peuvent avoir une incidence sur le genre de personnes que nous recrutons pour nos équipes, ce qui désavantage non seulement les candidats qualifiés qui ne sont pas retenus, mais aussi les entreprises qui sont privées de leurs talents. Peut-être certains d’entre nous croient-ils que les millénariaux sont paresseux, ou que les baby-boomers sont incapables d’apprendre de nouvelles connaissances? Ces préjugés sont-ils fondés ou témoignent-ils simplement de notre expérience de vie non randomisée? Que ces préjugés aient du vrai ou non (ils n’en ont pas), notre cerveau reste porté à surévaluer les liens qui nous semblent exister. Il en résulte des décisions bancales qui sont coûteuses pour toutes les personnes concernées.
[Article connexe : « Combattre les préjugés », par Maciej Lipinski]
Il est plus que probable que ce phénomène s’étende à d’autres aspects de notre vie personnelle et professionnelle. Le préjugé inconscient pourrait-il influencer notre choix de produits ou de services à déployer? Ou encore celui des régions où exercer nos activités, ou des clients à cibler ou non?
Voilà où les données peuvent être utiles. Elles ont l’avantage d’être beaucoup plus objectives. Elles n’ont pas pour objet de remplacer notre intuition ou nos sentiments. On ne peut diriger une entreprise uniquement à l’aide d’algorithmes, mais les données peuvent nous rappeler que les modèles perçus par notre cerveau ne sont peut-être pas réels, ou du moins pas aussi importants qu’ils nous semblent l’être. Elles peuvent nous aider à nous demander si notre vision du monde est ancrée dans la réalité ou si elle résulte simplement de notre propre expérience de vie.
Bref, les propriétaires d’entreprise ont intérêt à tenir compte des données dans leur prise de décisions. Qu’il s’agisse de données concernant leur secteur d’activité, l’économie, leur entreprise ou, mieux encore, tous ces aspects, elles peuvent s’avérer un outil extrêmement utile pour aider les propriétaires exploitants à prendre de meilleures décisions.
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