Appelons cela le dilemme du juste équilibre.
Dans mon travail auprès de familles, j’entends souvent la même préoccupation : comment élever des héritiers responsables, et non dépensiers? Les familles craignent que léguer trop de richesse à leurs enfants nourrisse un sentiment que tout leur est dû, tandis que leur en laisser trop peu génère du ressentiment ou de l’insécurité financière. Trouver le juste équilibre requiert plus que de la planification financière : il faut préparer les héritiers à être responsables, résilients et axés sur les valeurs.
Un récent épisode d’une émission de radio très populaire qui offre des conseils financiers a parfaitement illustré ce dilemme. Pendant l’épisode, un appelant du nom de « John » a révélé avoir gagné 22 millions de dollars à la loterie. Lui et sa femme ont décidé de faire passer leurs gains sous silence pour éviter que leurs proches leur demandent la charité. Même leurs deux adolescents n’étaient pas au courant.
« Je ne veux pas qu’ils passent leur vie à attendre que nous décédions pour enfin toucher notre argent », plaisanta John. À ma grande surprise, les experts de l’émission de radio se sont rangés à son opinion, et ont affirmé qu’ils n’annonceraient pas non plus une telle nouvelle à leurs enfants. En outre, ils étaient d’avis que John rendait service à ses adolescents, car il les encourageait ainsi à poursuivre leur propre voie.
Cette propension à préserver la fortune en la cachant reflète une préoccupation plus profonde, tout aussi pertinente pour ceux qui ont accumulé leur richesse au cours de leur vie.
Voici donc le paradoxe : éviter complètement la conversation peut aussi créer des problèmes.
Le risque du silence
Il y a quelques années, j’ai travaillé avec un entrepreneur accompli, que j’appellerai « monsieur D ». Après être arrivé au Canada avec seulement quelques valises et un rêve, monsieur D a bâti une entreprise très prospère et a amassé une richesse bien au-delà de ses attentes.Bien que sa femme et ses enfants adultes savaient manifestement qu’ils étaient aisés, monsieur D n’avait jamais divulgué l’ampleur de leur patrimoine. Il voulait que sa famille incarne des valeurs telles que l’ardeur au travail, la persévérance et l’accomplissement personnel.
Sa crainte d’élever une prochaine génération qui croit avoir droit à tout et dépense de manière impulsive résidait dans un désir de protéger ces valeurs et de préserver l’héritage familial. Toutefois, sa discrétion créait un autre problème sans même qu’il ne s’en rende compte.
En tant que conseiller de monsieur D, je lui ai expliqué le risque important qui se tramait : si sa femme et ses enfants, nommés liquidateurs et fiduciaires, ignorent la situation financière complète de la famille (placements, fiducies, assurances et l’écosystème de conseillers derrière tout cela), ils ne seront pas en mesure d’assumer cette responsabilité et de gérer le patrimoine de la manière prévue.
Par son manque de transparence, monsieur D plaçait donc involontairement ses héritiers en situation d’échec.
Pour que la prochaine génération puisse préserver efficacement la richesse, elle doit être impliquée tôt et souvent. Sans compréhension des structures et des ressources à leur disposition, même les personnes aux meilleures intentions peuvent s’effondrer sous le poids de la confusion et de l’impréparation.
Mesures pratiques pour des héritiers responsables
Alors, comment élever vos enfants pour qu’ils protègent votre fortune plutôt que de la dépenser? La transparence, bien que nécessaire, est insuffisante. Un transfert de patrimoine réussi nécessite une approche structurée qui combine l’éducation financière, la gouvernance et la résilience émotionnelle.
Voici ce que je recommande :
Réunions familiales : Lors de ces réunions, les membres de la famille discutent de valeurs, d’aspirations et d’objectifs communs. Le but est d’établir un récit qui harmonise ces derniers éléments entre les générations.
Ces rencontres devraient être tenues régulièrement; que ce soit chaque trimestre ou chaque année, la clé réside dans la constance. Créez un ordre du jour simple. Incluez bien sûr des nouvelles sur la gouvernance ou les finances, mais n’oubliez pas de laisser place à la connexion et au plaisir. Après tout, on veut que les membres de la famille y assistent! Encouragez aussi la participation, notamment en effectuant une rotation des tâches de planification ou en organisant des activités qui plaisent à tout le monde.
Une famille avec laquelle je travaille organise chaque année une « journée de plaisir en famille » à son chalet d’été. Lors de cette journée, il n’est pas question de parler affaires : seuls des jeux, des concours culinaires et des activités de plein air sont au programme. Ces réunions festives sont devenues une tradition chère qui renforce les liens familiaux et instaure la confiance, ce qui facilite la discussion de questions plus formelles lors d’autres rencontres au cours de l’année.
Modélisation du comportement : On n’apprend pas des valeurs, on s’en imprègne. Les membres de la famille, quel que soit leur âge, apprennent plus des actes que des paroles.
Ici aussi, la constance est importante. Assurez-vous que vos actions reflètent vos valeurs, qu’elles soient liées aux affaires, à l’éthique ou aux interactions quotidiennes. En outre, encouragez les héritiers à prendre part à la prise de décisions : permettez-leur d’observer, de participer et de poser des questions sur les choix effectués.Vous devriez également offrir des possibilités de mentorat, comme jumeler de jeunes membres de votre famille à d’autres plus expérimentés ou à des conseillers de confiance pour cultiver des compétences pratiques.
Une autre famille avec laquelle je travaille a pour tradition de redonner depuis longtemps. Tous les dimanches, les trois générations se réunissent pour acheter de la nourriture et la remettre à un refuge local pour itinérants. Cette approche cohérente et pratique renforce les valeurs de générosité et de compassion de la famille, en plus d’offrir aux jeunes membres un moyen tangible de lier la richesse à un but et à la communauté.
Littératie financière : Pour préparer les héritiers à gérer leur fortune, il faut leur transmettre des compétences pratiques, pas seulement des connaissances. Cela peut impliquer des actions concrètes, telles que :
- laisser les héritiers gérer de petits portefeuilles de placement sous mentorat;
- enseigner aux enfants la budgétisation, l’épargne, l’investissement et l’établissement d’objectifs;
- inviter les héritiers à observer des réunions avec des conseillers ou des gestionnaires de patrimoine.
Plusieurs familles avec lesquelles je travaille établissent des « portefeuilles d’apprentissage », dans le cadre desquels les adolescents reçoivent une somme modeste à gérer avec l’aide de mentors. Ces jeunes effectuent un suivi du rendement, prennent des décisions d’investissement et présentent des rapports trimestriels à la famille. Ce processus permet de développer un sens des finances et des responsabilités, en plus de compétences décisionnelles.
Comment savoir si vos efforts ont porté leurs fruits?
Élever un héritier responsable n’est pas une question de résultats immédiats; il s’agit d’inculquer un état d’esprit à long terme qui traite le patrimoine familial comme une ressource précieuse à gérer et à préserver.
Le véritable succès se manifeste lorsque les héritiers adoptent un état d’esprit de gérance : ils reconnaissent que la richesse peut – et doit – être appréciée, mais aussi maintenue pour les générations futures. L’important, c’est de privilégier la valeur à long terme plutôt que la gratification à court terme.
En outre, élever un héritier responsable va au-delà de l’enseignement de la gestion financière. Il faut transmettre un héritage de responsabilité, de bienveillance et d’ambition; un legs qu’on fera durer en s’appuyant sur les bases nécessaires pour le préserver.
