Forme d’organisation du travail dans laquelle un salarié effectue un travail, qui aurait pu être effectué dans les locaux de l’entreprise, hors de ces locaux, en utilisant les technologies de l’information et de la communication, le télétravail a connu un développement exponentiel depuis 2020. Les entreprises ainsi que les juridictions du travail doivent donc aujourd’hui faire face à des problématiques inédites consécutives à ce développement. Se posent notamment les questions de savoir si le salarié peut se prévaloir d’un droit au télétravail et, le cas échéant, s’il peut alors librement télétravailler n’importe où, notamment à l’étranger.
Un jugement remarqué du conseil de prud’hommes de Paris du 1er août 20241 vient rappeler que le télétravail, tout particulièrement depuis un pays étranger, doit être encadré et qu’un salarié ne peut pas prétendre télétravailler de manière habituelle à l’étranger sans l’accord de son employeur.
LE JUGEMENT
Une salariée avait été embauchée, en mai 2019, en qualité d’analyste, sans que son contrat ne prévoie la possibilité d’un télétravail.
Les différents confinements ont contraint l’entreprise à mettre en place, au cours de l’année 2020, des mesures de télétravail pour tous les salariés compte tenu des circonstances exceptionnelles liées à la pandémie. Ces mesures temporaires autorisaient notamment les salariés à travailler depuis l’étranger, sous réserve d’un décalage horaire avec la France limité à deux heures et de communiquer à l’employeur leur résidence provisoire.
Aux termes des périodes de confinement, lors du retour des salariés, l’employeur s’est rendu compte que la salariée, qui n’avait jamais communiqué son lieu de résidence, s’était installée au Canada et l’a par conséquent mise en demeure de reprendre son travail en présentiel.
La salariée n’ayant pas repris le travail en présentiel, l’employeur lui a notifié son licenciement pour faute grave.
Saisi d’une contestation de la salariée, le conseil de prud’hommes a considéré que la dissimulation à l’employeur du fait qu’elle télétravaillait depuis le Canada ainsi que le refus de reprendre son poste en présentiel malgré une mise en demeure de l’employeur étaient bien constitutifs d’une faute grave.
Si l’on ne peut en présence d’un jugement de première instance préjuger du résultat d’un éventuel appel, la décision paraît bien fondée dans la mesure où :
- le salarié ne peut, en principe, pas imposer un aménagement de poste en télétravail à l’employeur,
- en toute hypothèse, même lorsque le salarié est autorisé à télétravailler, il ne peut pas pour autant prétendre travailler durablement depuis l’étranger sans l’accord de l’employeur.
LE SALARIÉ NE PEUT PAS, EN PRINCIPE, IMPOSER À L'EMPLOYEUR UN AMÉNAGEMENT DE POSTE EN TÉLÉTRAVAIL
L’article L. 1222-9 du code du travail dispose « que le télétravail est mis en place dans le cadre d’un accord collectif ou, à défaut, dans le cadre d’une charte élaborée par l’employeur après consultation du CSE, s’il existe » et que cet accord ou cette charte doivent notamment préciser les conditions de passage en télétravail et les conditions de retour à une exécution du contrat de travail sans télétravail (clause de réversibilité).
Le même texte précise qu’à défaut de norme collective le recours au télétravail suppose un accord entre l’employeur et le salarié.
Dans ces conditions, un salarié ne peut, en principe, se prévaloir d’un droit au télétravail que si un accord collectif, une charte ou un accord individuel avec l’employeur le prévoit et dans les conditions prévues par cette norme. De la même manière, l’employeur ne peut imposer le recours au télétravail que dans ces mêmes conditions.
En dehors des dispositions d’un accord collectif ou d’une charte ou en l’absence d’accord des parties, les possibilités d’imposer à l’une des parties une situation de télétravail sont exceptionnelles :
- l’article L. 1222-11 du code du travail prévoit la possibilité pour l’employeur de recourir au télétravail « en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou en cas de force majeure », lorsque cela est nécessaire pour permettre la continuité de l’entreprise et garantir la protection des travailleurs,
- l’employeur peut être contraint d’envisager un aménagement de son poste en télétravail, pour des raisons liées à l’état de santé du salarié, en cas de préconisations en ce sens de la part du médecin du travail (Soc. 29 mars 2023, n° 21-15.472).
Dans l’affaire ayant donné lieu au jugement rapporté, dans la mesure où le recours au télétravail résultait uniquement des confinements et où il n’existait pas de norme ou d’accord autorisant la salariée à télétravailler à 100 %, le refus par la salariée de reprendre son travail en présentiel au terme des confinements constituait un manquement justifiant à lui seul la rupture du contrat de travail2.
L’intérêt du jugement va cependant au-delà de cette question dans la mesure où le conseil de prud’hommes juge également que, même pour la période où la salariée avait été placée en télétravail, le fait d’avoir travaillé depuis le Canada sans y avoir été autorisée par l’employeur constituait également un manquement justifiant le licenciement.
LE TÉLÉTRAVAIL HABITUEL À L'ÉTRANGER SUPPOSE NÉCESSAIREMENT L'ACCORD DE L'EMPLOYEUR
Le code du travail ne comporte pas de disposition relative au lieu à partir duquel le salarié accomplit sa prestation en télétravail et donc a fortiori au télétravail à l’étranger.
Pour autant, il ne nous semble pas que le salarié, autorisé à télétravailler, soit libre de s’installer durablement à l’étranger sans l’accord de l’employeur.
D’abord, le télétravail à l’étranger peut poser des difficultés particulières en termes d’organisation du travail liées à l’éloignement : décalage horaire ou, plus généralement, difficulté pour le salarié de venir fréquemment et/ou rapidement travailler dans les locaux de l’entreprise lorsque cela s’avère nécessaire.
Ensuite et surtout, s’il présente un caractère durable, le télétravail à l’étranger est susceptible de modifier le lieu habituel de travail du salarié et, par voie de conséquence, de générer des contraintes pour l’entreprise :
- en matière d’immigration : la possibilité de travailler durablement dans certains Etats, hors UE, suppose l’établissement de déclarations et/ou l’obtention préalables d’autorisations par l’entreprise ;
- en matière de législation du travail applicable : la relation de travail a vocation à être régie par la loi du lieu où le travailleur accompli habituellement son travail et, même lorsque les parties ont expressément choisi de soumettre à la loi française, l’employeur reste tenu de respecter les dispositions impératives de la loi de l’Etat du lieu de travail habituel3,
- en matière d’affiliation à la sécurité sociale : l’employeur doit en principe affilier le salarié au régime de sécurité sociale du pays où il travaille habituellement (principe mentionné tant par le règlement (CE) 883/2004 du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, que par les conventions bilatérales de sécurité sociale, en cas de travail hors de l’Union européenne),
- en matière fiscale : l’exercice par le salarié de son activité professionnelle à l’étranger peut, dans certaines conditions, avoir pour effet de soumettre l’entreprise à certaines obligations déclaratives, voire générer un risque lié à la reconnaissance d’un établissement stable au sens de la législation fiscale du pays d’accueil.
On ajoutera que le travail à l’étranger peut également être à l’origine de difficultés en matière de respect de la législation sur les données personnelles (lorsqu’il s’exécute hors de l’UE), de sécurité, de protection sociale complémentaire ou encore d’assurance.
L’activité habituelle du salarié depuis l’étranger peut donc bouleverser l’économie générale de la relation de travail et faire courir des risques importants à l’entreprise. Ces implications, notamment sociales et fiscales, rendent difficilement concevable qu’une telle situation puisse être mise en place sans l’accord de l’employeur. Le fait que cette situation soit à la seule initiative du salarié, pour d’uniques raisons personnelles, ne saurait en aucun cas diminuer ces risques pour l’entreprise.
C’est donc, à notre sens, assez logiquement que le conseil de prud’hommes de Paris a considéré, dans le jugement rapporté, que, compte tenu des risques qu’elle avait fait encourir à son employeur, la salariée avait commis une faute en dissimulant de manière persistante à son employeur qu’elle travaillait depuis le Canada.
Pour conclure, on conseillera aux entreprises d’être vigilantes et de ne surtout pas tolérer une situation de télétravail durable depuis l’étranger dont elles n’ont pas mesuré les conséquences et pour lesquelles elles n’ont pas donné leur accord.
On leur conseillera, par ailleurs, de se prémunir contre le développement de telles situations en fixant des règles claires au sujet du lieu d’exercice du télétravail dans l’accord collectif, la charte ou l’accord avec le salarié relatif au télétravail.
Pierre Malnati
KPMG Avocats