La Chambre commerciale de la Cour de cassation fait preuve de plus en plus souvent d’un pragmatisme apprécié par les justiciables. Une illustration nous est fournie par un arrêt rendu le 17 janvier 2024 (n° 22-15.897 FB) concernant l’expertise de l’article 1843-4 du code civil. Rappelons ici qu’en cas de cession de droits sociaux, s’il y a une contestation sur leur valeur, celle-ci est déterminée par un expert désigné conformément à cet article. Rappelons que l’expert en cause n’est pas un simple expert au sens du code de procédure civile mais un tiers-estimateur qui dit le prix, qui s’impose aux parties sans intervention du juge. En pratique, la contestation porte souvent sur le calcul du complément de prix.

Lors d’une cession du contrôle portant sur trois sociétés avait été prévu un complément de prix égal au montant de la variation des capitaux propres de chacune des sociétés. Pour le cas de contestation de celui-ci, était convenue une procédure de détermination du prix qui s’imposerait à l’expert qui pourrait être désigné au titre de l’article 1843-4. On sait en effet que depuis 2014 (Ordonnance n° 2014-863 du 31 juillet), les parties ont le pouvoir de fixer dans la convention les modalités de détermination de la valeur des titres, modalités que l’expert est tenu d’appliquer.

Encore faut-il qu’au moment de l’évaluation les modalités fixées dans la convention soient claires et précises et ne puissent donner lieu à interprétation En effet, devant l’expert, chacune des parties peut proposer une lecture de ces modalités conforme à ses intérêts. La divergence peut être minime et résolue par l’expert si elle est purement technique, mais elle  relève de l’office du juge s’il s’agit d’interpréter la clause. L’obligation faite à l’expert de respecter la volonté des parties s’accompagne nécessairement depuis 2014 d’un contrôle judiciaire et d’un risque corrélatif de remise en cause de l’évaluation effectuée par l’expert.

En l’espèce, la discussion portait sur l’expression « selon les principes comptables en vigueur » auxquels devait se référer l’expert. Mais, s’agissait-il des principes comptables généralement reconnus par les textes légaux et réglementaires, ou des usages professionnels ou des principes comptables habituellement appliqués dans les trois sociétés cédées ? Alors que l’expert avait, semble-t-il, tout en procédant à deux évaluations, estimé qu’il convenait de retenir celle correspondant à la première lecture, la cour d’appel a, de son côté, considéré que la seconde lecture était celle correspondant à la volonté des parties et a donc retenu l’évaluation correspondante.

Le pourvoi faisait valoir que c’était à l’expert seul qu’incombait légalement la détermination du prix et que le juge ne pouvait donc retenir « l’évaluation des titres préconisée par l’expert »

Dans son arrêt du 17 janvier, la Cour met en œuvre un principe d’économie de moyens : s’il est légalement tenu de déterminer le prix des parts sociales ou des actions, l’expert est autorisé, pour prévenir toute difficulté et ne pas retarder le cours de ses opérations, à formuler plusieurs hypothèses et à opérer dans son rapport plusieurs évaluations correspondant à chacune des interprétations de la convention respectivement revendiquée par les parties.  Selon la Cour, en présence de plusieurs évaluations, le juge pourra, s’il est saisi d’une contestation, après avoir procédé à la recherche de la commune intention des parties, choisir la méthode et arrêter l'évaluation correspondantes, laquelle s'imposera alors à lui et aux parties . Le juge ne peut jamais procéder lui-même à la détermination du prix et ne peux qu’entériner un prix résultant d’une évaluation opérée par l’expert.

L’établissement de plusieurs évaluations est une simple faculté pour le tiers évaluateur qui n’est pas tenu de le faire s’il estime que les termes de la convention sont clairs et précis et que l’interprétation ne pose pas de difficulté sérieuse. L’expert est, en revanche, fortement invité à proposer dans son rapport plusieurs évaluations chaque fois que les modalités de calcul définies par la convention sont ambigües et/ou susceptibles de plusieurs interprétations. Cette méthode permettra, lorsque le juge retient une interprétation de la volonté des parties différentes de celle retenue l’expert, de déterminer le prix sans avoir à renvoyer les parties à faire procéder à une nouvelle expertise dans les conditions de l’article 1843-4 du Code civil.


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