LE CONTEXTE

Votée à la suite de l’effondrement d’un immeuble au Bangladesh qui abritait plusieurs ateliers de confection travaillant pour de grandes marques internationales de vêtement et qui avait fait plus de mille morts, la loi du 27 mars 2017 a créé un devoir de vigilance pour les sociétés comprenant, par elles-mêmes et dans leurs filiales directes et indirectes, plus de 5.000 salariés en France ou 10.000 salariés dans le monde. Elle leur impose de veiller aux atteintes graves aux droits humains, à la santé et la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement que pourraient provoquer leur activité et celle des sociétés qu’elles contrôlent, mais aussi l’activité des sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elles entretiennent une relation commerciale établie.

En résumé, les entreprises doivent établir un plan permettant d’identifier et prévenir ces risques d’atteintes graves sur l’ensemble de la chaine de valeur et le mettre en œuvre de manière effective. Ce plan doit être élaboré avec les parties prenantes de l’entreprise et comprendre une cartographie des risques, des procédures d’évaluation régulières des filiales, sous-traitants et fournisseurs, des actions adaptées d’atténuation ou de prévention des risques, un mécanisme d’alerte et de recueillement des signalements, un suivi des mesures mises en œuvre et une évaluation de leur efficacité. Il est publié.

Si ces obligations ne sont pas respectées, toute personne justifiant d’un intérêt peut mettre l’entreprise en demeure de se mettre en conformité, et si la mise en demeure reste infructueuse pendant plus de trois mois, peut saisir le tribunal judiciaire de Paris pour obtenir une injonction, et peut également intenter une action en responsabilité contre la société.

La question se pose alors du contrôle que peut opérer le juge sur le contenu du plan de vigilance établi par une entreprise, et des pouvoirs dont il dispose s’il estime que ce plan est insuffisant.

LES PREMIÈRES ORDONNANCES

Dans des ordonnances rendues le 28 février dernier,  le juge des référés du tribunal judiciaire a écarté deux demandes d’injonction formulées contre une entreprise dans le cadre d'un projet de développement d'infrastructures en Afrique. Les associations demanderesses estimaient que ces projets faisaient courir des risques graves à la population, qui serait privée de terres agricoles et déracinée, à la biodiversité et aux ressources en eau, et auraient un impact sur le climat. Le juge des référés a déclaré cette action irrecevable  au motif que la version du plan critiquée n’était pas celle ayant fait l’objet d’une mise en demeure préalablement à la saisine du juge. Le juge des référésl a considéré que l’esprit de la loi imposait un dialogue préalable avec les parties prenantes, que la mise en demeure faisait partie de ce processus et qu’elle était donc indispensable pour chaque version du plan avant toute saisine de la Justice. Au surplus, le juge a estimé que sa compétence en référé ne pouvait porter que sur le principe de l’existence d’un plan, non sur les qualités de son contenu. À cette occasion, il a déploré l'imprécision de la loi et l’absence de décret d’application.

Dans une ordonnance 6 juillet dernier, c’est  le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris qui statuait sur la recevabilité  de l’action d’ associations et de collectivités locales, qui critiquaient globalement le plan de vigilance de la même entreprise et, demandaient une injonction de mise en conformité de celui-ci sur certains points. L’action était exercée tant sur le fondement particulier de la loi relative à la vigilance que sur celui plus général de l’article 1252 du Code civil, qui permet à toute personne ayant qualité pour agir (dont l’Etat, l’Office de la biodiversité, les collectivités territoriales, les établissements publics, les associations agréées créées depuis plus de cinq ans, etc) de demander une injonction prescrivant des « mesures raisonnables propres à prévenir ou faire cesser le dommage ». Le juge de la mise en état, tout en retenant sa compétence, a déclaré l’action irrecevable en se réfugiant, là encore, derrière l’absence d’identité parfaite entre la mise en demeure et l’assignation, avec la même justification, à savoir la nécessité d’une concertation préalable avec les parties prenantes. Le juge a également écarté les demandes fondées sur le code civil, considérant qu’il s’agissait en réalité d’une tentative de contourner les conditions du code de commerce, qui doivent, selon lui, prévaloir..

LE JUGEMENT DU 5 DÉCEMBRE 2023

Jusque-là, les magistrats avaient donc renvoyé la balle aux protagonistes...

Mais le 5 décembre dernier, le tribunal judiciaire de Paris, statuant cette fois au fond, a accepté d’examiner le contenu du plan de vigilance mis en place au sein de société La Poste, à la demande d’un syndicat.

Au terme d’une motivation charpentée, les juges ont, nonobstant la très grande généralité du texte, tenté de dégager pour la première fois des principes directeurs en matière de contrôle du contenu du plan de vigilance, en s’efforçant de préserver un équilibre entre, d’une part, la volonté de rendre effective l’obligation légale mise à la charge de l’entreprise et, d’autre part, la prise en compte de la complexité de la tâche incombant à cette dernière et la préservation de la liberté d’entreprendre.

S’agissant des obligations à la charge de l’entreprise

Le jugement apporte au moins deux précisions importantes.

La première, qui est la plus fondamentale, concerne la nécessité d’établir une cartographie des risques précise et concrète, ancrée dans la réalité de l’activité de l’entreprise. Après avoir rappelé qu’une telle identification des risques conditionnait l’ensemble des autres étapes– notamment les mesures de prévention ainsi que les procédures d’évaluation des fournisseurs et sous-traitants – et donc l’effectivité de l’ensemble du plan, le tribunal indique que cette cartographie ne doit pas se borner à l’établissement d’une « liste indifférenciée » de risques « dans un champ insuffisamment délimité ». Cette cartographie implique, d’une part, la prise en compte concrète de facteurs précis liés l’activité de l’entreprise et l’environnement dans lequel elle évolue et, d’autre part, une hiérarchisation des risques selon leur gravité afin de fixer des priorités d’actions raisonnables.

Analysant la cartographie des risques établie par la société La Poste, les juges estiment notamment que la description des risques est trop générale et ne permet pas de déterminer les facteurs de risque concrètement engendrés par l’activité et l’organisation de l’entreprise. Ils estiment, par ailleurs, que cette insuffisance d’identification et de hiérarchisation préalables des risques ne permet pas de s’assurer de la pertinence des procédures d’évaluation des sous-traitants et des actions de de prévention prévus par le plan. Le tribunal enjoint donc à l’entreprise de compléter son plan de vigilance sur ces points.

La seconde précision mise en lumière par le tribunal est relative à la nécessité pour l’entreprise d’établir son plan de vigilance en concertation avec les organisations syndicales représentatives. Constatant qu’il n’était pas démontré que le mécanisme d’alerte et de recueil des signalements avait fait l’objet d’une telle concertation, le tribunal, sans examiner le mécanisme existant, enjoint à l’entreprise de compléter son plan après concertation des organisations syndicales représentatives.

S’agissant des pouvoirs du juge quant à la détermination du contenu du plan

Le tribunal déboute le syndicat de ses demandes d’injonction en ce qu’elles tendent à ordonner des mesures spécifiques en matière de prévention du travail illégal, des risques psycho-sociaux et du harcèlement.

Le tribunal relève que si le juge doit contrôler que le plan contient bien des mesures concrètes, il ne peut pas se substituer à l’entreprise et exiger d’elle l’instauration de mesures déterminées. En d’autres termes, si le juge peut enjoindre à l’entreprise de revoir sa copie, il ne peut en aucun cas déterminer lui-même la teneur du plan et des mesures qui doivent y figurer.

Deux fondements sont avancés pour justifier la réserve du tribunal : d’une part, même si ce n’est pas dit expressément, la liberté d’entreprendre qui interdit au juge de s’immiscer les choix de gestion relevant du pouvoir  de l’entrepreneur ; d’autre part, la nécessaire concertation avec les parties prenantes quant à la détermination du contenu du plan de vigilance.

Par ailleurs, s’il relève que le plan de vigilance publié doit permettre au public et aux parties prenantes de connaître l’identification précise des risques qu’est susceptible de faire courir l’activité de l’entreprise en matière de droits humains, de santé et de sécurité des personnes et d’environnement, le tribunal déboute le syndicat de sa demande tendant à ce qu’une liste des fournisseurs et sous-traitants figure dans le plan. Rappelant que le Conseil constitutionnel a jugé que le devoir de vigilance n'était conforme à la liberté d’entreprendre que dans la mesure où il n’impose pas aux entreprises « de rendre publiques des informations relatives à leur stratégie industrielle et commerciale », le tribunal estime que l’identification des fournisseurs et sous-traitants n’est pas nécessaire au stade de l’élaboration du plan

Notons également que le tribunal regrette que les réunions avec les diverses parties prenantes, dont les syndicats, n’aient pas fait l’objet de comptes rendus, ce qui est une exigence à prendre en compte à l’avenir.

Enfin, si le tribunal enjoint la Poste de compléter et préciser son plan de vigilance en le rendant plus concret, plus précis et plus adapté à son activité, il refuse de prononcer une astreinte, ce qui doit être noté, en tenant compte du fait que la Poste n’a cessé d’améliorer son plan année après année. C’est donc non seulement le plan à un moment donné qui doit être pris en compte, mais aussi sa trajectoire d’amélioration. Ce réalisme du tribunal doit être salué.



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