Par deux arrêts du 20 janvier 20231, l’assemblée plénière de la Cour de cassation facilite l’indemnisation complémentaire des victimes d’accidents du travail (AT/MP) en cas de reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur en jugeant que la rente majorée, servie en cas d’incapacité permanente, ne couvre pas le déficit fonctionnel permanent. Cette évolution jurisprudentielle va faciliter la possibilité pour les victimes d’obtenir des indemnisations complémentaires. On pourrait néanmoins se demander si elle ne remet pas en cause le droit à une rente et à sa majoration dans les situations où, compte tenu de sa date de survenance, le sinistre n’est pas susceptible d’avoir le moindre retentissement professionnel.

QUELQUES RAPPELS

Le système de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles est fondé sur un compromis.

D’un côté, la victime d’un sinistre bénéficie d’une prise en charge facilitée et rapide de ses lésions – par la mise en œuvre de présomptions d’imputabilité et d’une procédure de prise en charge diligentée par la CPAM – ainsi que d’une indemnisation beaucoup plus favorable que celle résultant des régimes d’assurances sociales maladie et invalidité. Le code de la sécurité sociale prévoit notamment, pour les sinistres les plus graves qui entrainent des séquelles à la date de consolidation des lésions, une indemnisation de l’incapacité permanente qui prend la forme d’une rente viagère2. Ce régime d’indemnisation spécifique et forfaitaire est intégralement financé par les cotisations AT/MP à la charge des seuls employeurs3.

De l’autre, la responsabilité de l’employeur se trouve atténuée. Sauf faute intentionnelle, la responsabilité de l’employeur ne peut être engagée sur le fondement des règles de droit commun4 et la victime ne peut obtenir en cas de reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur qu’une indemnisation complémentaire devant la juridiction de sécurité sociale5. La mise à l’écart des règles du droit commun concerne non seulement le principe de réparation intégrale, mais également, d’une part, le fait que la faute de la victime ne peut en principe avoir pour effet d’écarter la responsabilité de l’employeur et de diminuer son indemnisation et, d’autre part, le fait que les réparations sont avancées à la victime par la CPAM, de sorte que la victime ne supporte pas le risque de disparition ou d’insolvabilité de l’entreprise.

Si le compromis est longtemps apparu très avantageux pour les victimes – et l’est sans doute encore pour un grand nombre d’entre elles -, ce caractère s’est estompé à mesure que le droit de la responsabilité s’est objectivé et que se sont développés les mécanismes de responsabilité sans faute assurant en général une réparation intégrale. C’est la raison pour laquelle les juridictions font, depuis une vingtaine d’années, évoluer leur jurisprudence dans le sens d’une amélioration de l’indemnisation des victimes d’AT/MP.

Dans un premier temps, cette amélioration a pris la forme d’un assouplissement des conditions d’engagement de la responsabilité de l’employeur. Ainsi, la faute inexcusable est désormais plus largement caractérisée par tout manquement de l’employeur à son obligation de sécurité dès lors qu’il a eu ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver6. Par ailleurs, la faute de l’employeur n’a plus à être la cause déterminante du dommage, il suffit qu’elle en soit une cause nécessaire7.

Dans un second temps, l’amélioration a, à la suite d’une décision du Conseil constitutionnel de 20108, pris la forme d’un élargissement des préjudices réparables.

L’arrêt d’assemblée plénière du 20 janvier 2023 s’inscrit dans cette évolution.

 

LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU 18 JUIN 2010 ET LE DÉBAT SUR L’OBJET DE LA RENTE

La possibilité de réparer les dommages non couverts par les dispositions du code de la sécurité sociale

Les réparations complémentaires prévues par le code de la sécurité sociale en cas de faute inexcusable sont de deux types. D’une part, la victime, en cas d’incapacité permanente, ou ses ayants droit, en cas de décès, peuvent se voir allouer une majoration de rente versée par la CPAM dont le montant est récupéré sous la forme d’un capital représentatif auprès de l’employeur (art. L. 452-2 CSS). D’autre part, est prévue l’indemnisation complémentaire au titre des souffrances physiques et morales, des préjudices d’agrément et esthétiques et du préjudice de perte de promotion professionnelle (art. L. 452-3 CSS). Cette liste était, jusqu’en 2010, considérée comme limitative par la Cour de cassation.

Dans la mesure où certains préjudices n’étaient réparés que de manière forfaitaire et d’autres préjudices ne faisaient l’objet d’aucune réparation, la question de la conformité du régime aux droits et libertés garantis par la Constitution a été posée au Conseil constitutionnel dans l’une des premières questions prioritaires de constitutionnalité dont il a été saisi.

Dans sa décision du 18 juin 2010, le Conseil a jugé que la mise en place d’un régime de réparation spécifique obéissait à des considérations d’intérêt général et que le fait que la réparation de certains préjudices dans les conditions prévues par le code de la sécurité sociale soit forfaitaire et non intégrale n’était pas contraire à la Constitution.

La Conseil constitutionnel a, cependant, formulé une réserve d’interprétation, s’agissant des préjudices indemnisables sur le fondement de l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale, en énonçant que les victimes de sinistres imputables à une faute inexcusable de l’employeur pouvaient demander à l'employeur réparation de l'ensemble des dommages « non couverts par le livre IV du code de la Sécurité sociale ».

En d’autres termes, la Constitution ne garantit pas à la victime un droit à la réparation intégrale et la loi peut prévoir que certains préjudices sont réparés de manière forfaitaire. En revanche, il serait contraire à la Constitution qu’un préjudice ne fasse l’objet d’aucune réparation.

La Cour de cassation a tiré les conséquences de cette décision en précisant que :

■    la liste des préjudices réparables n’est plus limitative, mais indicative ; la victime peut demander l’indemnisation des préjudices dont la réparation n’est pas prévue par le code de la sécurité sociale ;

■    en revanche, la victime ne peut pas prétendre à la réparation des chefs de préjudice dont la réparation est assurée, en tout ou partie, par les prestations servies au titre du livre IV du code de la sécurité sociale9.

Cette évolution a amélioré le sort des victimes des sinistres les plus graves en permettant l’indemnisation de préjudices qui ne faisaient jusqu’alors l’objet d’aucune réparation : les frais de logement et de véhicule adaptés, le préjudice sexuel, le déficit fonctionnel temporaire, le préjudice d’établissement ou encore le préjudice permanent exceptionnel…

Elle a, cependant, dans d’autres hypothèses, pu conduire, pour éviter les risques de double indemnisation, à s’interroger sur l’objet des prestations prévues par le code de la sécurité sociale – et notamment la rente et sa majoration – et à rendre plus difficile l’indemnisation de préjudices – comme les souffrances physiques ou morales ou le préjudice d’agrément.

Que couvrent la rente et sa majoration ?

Les texte du code de la sécurité sociale relatifs à la réparation de l’incapacité permanente et à la majoration de rente ne définissent pas leur objet. La question s’est posée de savoir si, au-delà des conséquences de la perte permanente de capacité de travail résultant des séquelles du sinistre, ces prestations réparaient les incidences extra-patrimoniales de l’incapacité permanente et, plus particulièrement, le déficit fonctionnel permanent qui recouvre, selon la nomenclature Dintilhac, « les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien après sa consolidation »10. Le déficit fonctionnel permanent comprend l’ensemble des répercussions sur la vie quotidienne de la victime résultant des séquelles laissées par l’accident.

La question a donné lieu à d’intenses débats doctrinaux et à une divergence entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation.

La question a donné lieu à d’intenses débats doctrinaux et à une divergence entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation.

Le Conseil d’Etat juge que, compte tenu de sa finalité de réparation de l’incapacité permanente de travail et de son mode de calcul assis sur le salaire de référence de la victime, la rente a pour « objet exclusif » de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence du sinistre, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité. Le caractère exclusivement professionnel de la rente exclut que cette prestation puisse couvrir le déficit fonctionnel permanent11.

La Cour de cassation jugeait, au contraire, en se fondant sur les hypothèses de versement de la rente, que celle-ci couvrait nécessairement, outre les conséquences professionnelles de l’incapacité permanente, le déficit fonctionnel permanent en résultant. Elle se fondait, en effet, sur le fait que, au regard des dispositions du code de la sécurité sociale, la prestation, qui présente un caractère viager, peut être versée alors même que le sinistre et/ou l’incapacité permanente n’ont eu strictement aucune incidence professionnelle. C’est notamment le cas lorsqu’une maladie survient ou lorsque la consolidation est constatée alors que la victime a fait valoir ses droits à la retraite12. Selon la Cour de cassation, dans une telle hypothèse, en l’absence de toute conséquence professionnelle de l’incapacité, le versement de la rente majorée ne pouvait réparer que le déficit fonctionnel permanent13.

Dès lors que la rente majorée couvre le déficit fonctionnel permanent, les victimes ne pouvaient, pour la période postérieure à la consolidation, obtenir une indemnisation complémentaire – notamment au titre des souffrances physiques et morales permanentes – qu’à la condition d’établir que ce préjudice se distingue du déficit fonctionnel permanent14.

Cette position – qui restreignait l’indemnisation complémentaire des douleurs postérieures à la consolidation – était mal reçue par les juges du fond et a fait l’objet d’une rébellion, qui a conduit la Cour de cassation à se réunir en assemblée plénière pour réexaminer sa jurisprudence.

 

UN REVIREMENT DE JURISPRUDENCE EN VUE DE PERMETTRE UNE MEILLEURE INDEMNISATION

Dans ses conclusions devant l’assemblée plénière15, l’avocat général exposait que la Cour de cassation devait faire un choix entre « le risque de double indemnisation, bien que limité, et tout mettre en œuvre pour une indemnisation plus juste des victimes », et estimait que cette dernière solution devait retenir l’attention de la Cour de cassation et la conduire à procéder à un revirement de jurisprudence.

Pour suivre ces préconisations, l’assemblée plénière a relevé que :

■    sa jurisprudence antérieure, si elle était justifiée par le souhait d'éviter des situations de double indemnisation du préjudice, se conciliait imparfaitement avec le caractère forfaitaire de la rente et le mode de calcul de celle-ci,

■    il ressortait des décisions des juges du fond que les victimes éprouvaient parfois des difficultés à administrer la preuve de ce que la rente n'indemnise pas le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent,

■    le Conseil d’Etat avait une position contraire à la sienne.

L’assemblée plénière a estimé que « l'ensemble de ces considérations conduit la Cour à juger désormais que la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent ».

Il résulte donc désormais de cette solution que :

■    la rente et sa majoration couvrent uniquement la perte de gains professionnels et les incidences professionnelles de l’incapacité permanente,

■    le déficit fonctionnel permanent – qui n’est pas couvert par les dispositions du code de la sécurité sociale – pourra être intégralement indemnisé.

 

LES CONSÉQUENCES DU REVIREMENT

De nouvelles perspectives d’indemnisation complémentaire pour les victimes

Dans l’immédiat, les victimes d’AT/MP pourront donc, en cas de faute inexcusable, être intégralement indemnisées de leurs souffrances physiques et morales, sans qu’il y ait lieu de distinguer si celles-ci sont ou non antérieures à la date de consolidation et si elles relèvent du déficit fonctionnel permanent.

Le déficit fonctionnel permanent couvre, au-delà des souffrances, la perte de la qualité de vie de la victime et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien. Les victimes pourront donc désormais solliciter la réparation du retentissement de l’incapacité permanente sur leur vie quotidienne, sans avoir besoin d’établir l’existence d’un préjudice d’agrément, d’un préjudice d’établissement ou d’un préjudice permanent exceptionnel16, Ces différents préjudices, qui correspondent à des situations plus spécifiques, pourront toujours faire l’objet d’une indemnisation complémentaire s’ils sont établis.

Le revirement de jurisprudence augmente donc les réparations susceptibles d’être accordées au salarié, victime d’une incapacité permanente, en cas de faute inexcusable de l’employeur.

Applicables aux contentieux en cours, ces nouveaux principes d’indemnisation sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes pour les entreprises et, le cas échéant, leurs assureurs.

Une remise en cause du droit à la rente et à sa majoration pour faute inexcusable lorsque l’incapacité n’est pas susceptible d’avoir d’incidence professionnelle ?

Jusqu’alors, la constatation d’une incapacité permanente au moins égale à 10 % donnait systématiquement droit à l’attribution d’une rente et le principe de sa majoration n’était pas discuté en cas de reconnaissance de faute inexcusable.

Cependant, si l’on considère que la rente majorée ne couvre que l’incidence professionnelle de l’incapacité permanente, cette situation devrait évoluer dans les hypothèses où l’incapacité permanente n’a aucune incidence professionnelle et où, par conséquent, la rente et sa majoration ne réparent rien.

Les employeurs ne manqueront pas de contester, dans l’hypothèse où l’incapacité permanente intervient alors que le salarié a cessé définitivement toute activité professionnelle, la mise à leur charge, dans le cadre de la tarification du risque professionnel, du coût correspondant à une rente, qui n’a aucune justification.

De la même manière, ils pourront contester, dans cette même hypothèse, le prononcé d’une majoration de rente en cas de faute inexcusable.

La mise à la charge de l’employeur de prestations qui n’ont pas de justification pourrait notamment s’analyser comme une atteinte injustifiée et disproportionnée au principe de responsabilité résultant de l’article 4 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen17.

Alors que les partenaires sociaux ont engagé en juillet 2022 une concertation relativement au régime AT/MP dans le but notamment de conserver les termes du compromis initial tout en rendant le système de réparation plus juste pour les victimes, on peut penser que les arrêts d’assemblée plénière ont ouvert plus de débats et de contentieux qu’ils n’en ont clos.


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RÉFÉRENCES

1 Ass. plén., 20 janvier 2013, n° 21-23.947 et n° 20-23.673.

2 Lorsque le taux de cette incapacité est supérieur à 10 %, art. L. 434-1 et s. CSS.

3 Selon le rapport annuel pour 2021 de la branche « risques professionnels », les services de la branche ont traité 1,1 millions de déclarations complètes, pour 960 000 sinistres reconnus (soit un taux de prise en charge de 92 %), et les dépenses pour les prestations s’élèvent à 9 milliards d’euros réparties de la manière suivante : 1 Mds pour les prestations en nature (soins, traitements, matériels…), 3,8 Mds pour les indemnités journalières (arrêts de travail liés à incapacité temporaire de travail), 4,2 Mds pour les rentes (incapacité permanente et décès).

4 Art. L. 451-1 CSS.

5 Art. L. 452-2 CSS.

6 Soc. 28 février 2002, n°99-21.955, PBRI ; Civ. 2ème, 8 oct. 2020, n°18-26.677 P.

7 Soc. 31 oct. 2002, n°00-18.359.

8 C. cons., 18 juin 2010, n°2010-8 QPC.

9 Civ. 2ème, 4 avril 2012, n°11-15.393, P+B+R+I.

10 Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, juillet 2005.

11 CE, avis, 8 mars 2013, n°361273, R. ; CE, 18 oct. 2017, n°404065.

12 L’hypothèse est notamment très fréquente, pour les maladies de l’amiante, dont la survenance peut intervenir plusieurs dizaines d’années après l’exposition au risque.

13 Civ. 2ème, 28 février 2013, n°11-21.015, P.

14 Par ex., Civ. 2ème, 25 janv. 2018, n°17-10.299 ; Civ. 2ème, 8 oct. 2020, n°19-13.126.

15 Qui sont publiées sur le site de la Cour de cassation.

16 Civ. 2ème, 2 mars 2017, n°15-27.523, P.

17 V. C. const., 31 juillet 2015, n°2015-479 QPC ; C. Const., 22 janv. 2016, n°2015-517 QPC.


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