La loi dite Sapin 2 du 9 août 2016 a instauré un véritable statut légal du lanceur d’alerte en prévoyant au profit de ce dernier une protection contre les mesures de représailles dont l’effectivité est garantie, non seulement par des sanctions très lourdes, mais également par des règles probatoires spécifiques et des garanties procédurales. Dans un arrêt du 1er février 2023 (n° 21-24.271 P), la Cour de cassation renforce cette effectivité en interdisant au juge des référés de décliner sa compétence pour statuer sur la licéité d’un licenciement au regard des dispositions de ce texte.
LES FAITS ET LA PROCÉDURE
Une salariée d’une grande entreprise a saisi le comité éthique du groupe, en mars 2019, pour signaler des faits susceptibles d’être qualifiés de corruption, puis en octobre 2019, pour signaler un harcèlement moral dont elle estimait être victime depuis son premier signalement.
En février 2020, le comité d’éthique a conclu à l’absence de faits répréhensibles.
L’employeur a, en mars 2020, engagé une procédure de licenciement à l’encontre de la salariée puis lui a notifié son licenciement pour motif personnel. La lettre de licenciement faisait état de griefs portant sur le travail de la salariée et ne faisait pas état des signalements opérés auprès du comité d’éthique.
La salariée a alors saisi le conseil de prud’hommes en référé pour faire constater l’illicéité de son licenciement et demander sa réintégration.
La salariée faisait valoir que son licenciement était une mesure prise en représailles de l’exercice de son droit d’alerte exercé conformément aux articles 6 et 8 de la loi Sapin 2 et dont l’article L. 1132-4 du code du travail prévoit la nullité.
Elle s’appuyait, pour le démontrer, sur les dispositions légales qui facilitent la charge de la preuve pour le l’auteur du signalement qui doit simplement établir qu’il a signalé une alerte dans le respect des dispositions légales, l’employeur devant alors prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à l’alerte lancée par le salarié.
L’existence d’une alerte conduit le juge à statuer sur la justification du licenciement.
En première instance comme en appel, les juges ont débouté la salariée en estimant qu’une telle contestation ne relevait pas de la compétence du juge des référés. La cour d’appel a, d’abord, relevé que, même si la salariée était de bonne foi et remplissait les conditions de protection des lanceurs d’alerte prévues par la loi, l’existence d’une mesure de représailles n’apparaissait pas de manière manifeste et que l’employeur apportait un « un certain nombre d’éléments objectifs » afin d’expliciter les faits présentés comme des représailles par la salariée. La cour d’appel a, ensuite, estimé que la lettre de licenciement déclinait des griefs portant exclusivement sur le travail de la salariée, que l'examen du caractère réel et sérieux de tels griefs relevait du juge du fond.
La salariée s’est pourvue en cassation et la Chambre sociale devait déterminer l’office du juge des référés en cas de licenciement d’un lanceur d’alerte : le juge des référés doit-il être le juge de l’évidence et n’être compétent pour constater l’illicéité du licenciement que s’il apparaît de manière manifeste que le licenciement est en lien avec le signalement opéré par le salarié ? Doit-il, au contraire, lorsque la qualité de lanceur d’alerte est établie, statuer sur la licéité de la mesure en recherchant systématiquement si l’employeur justifie objectivement le licenciement ?
DÈS LORS QUE LA QUALITÉ DE LANCEUR D’ALERTE EST ÉTABLIE, LE JUGE DES RÉFÉRÉS NE PEUT DÉCLINER SA COMPÉTENCE
La Cour de cassation casse la décision de la cour d’appel.
Après avoir rappelé, la prohibition des mesures de représailles en cas d’alerte, l’aménagement des règles de preuve et le fait que la nullité du licenciement était encourue, la Cour de cassation expose que :
« Le juge des référés, auquel il appartient, même en présence d'une contestation sérieuse, de mettre fin au trouble manifestement illicite que constitue la rupture d'un contrat de travail consécutive au signalement d'une alerte, doit apprécier si les éléments qui lui sont soumis permettent de présumer que le salarié a relaté ou témoigné de bonne foi de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime, ou qu'il a signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 précitée et, dans l'affirmative, de rechercher si l'employeur rapporte la preuve que sa décision de licencier est justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de ce salarié ».
Dans ces conditions, la cour d’appel, qui avait constaté que la salariée avait signalé une alerte dans les conditions prévues par la loi Sapin 2, ne pouvait pas dire n’y avoir lieu à référé, mais aurait dû, au contraire, rechercher si l'employeur rapportait la preuve que sa décision de licencier était justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l'intéressée.
La Cour de cassation précise donc l’office du juge des référés en cas de licenciement d’un salarié bénéficiant de la protection légale accordée aux lanceurs d’alertes, celui-ci ne peut en aucun cas décliner sa compétence, mais doit systématiquement statuer sur la licéité de la mesure en recherchant si l’employeur démontre ou non qu’elle est justifiée par des éléments objectifs étrangers au signalement opéré par le salarié.
UNE SOLUTION FONDÉE SUR DES PRINCIPES ÉTABLIS EN MATIÈRE DE COMPÉTENCE DU JUGE DES RÉFÉRÉS QUAND LA NULLITÉ DU LICENCIEMENT EST ENCOURUE ET CONFORME À LA RECHERCHE D’EFFECTIVITÉ DE LA PROTECTION DES LANCEURS D’ALERTE
La décision n’est, en réalité, pas surprenante.
En effet, comme le rappelle la Cour de cassation dans son arrêt, lorsqu’il lui est demandé de faire cesser un trouble manifestement illicite, le juge des référés est compétent pour prendre les mesures qui s’imposent « même en présence d’une contestation sérieuse » (art. R. 1455-6 C. trav.). La Cour de cassation rappelle régulièrement que le juge des référés doit statuer sur l’existence d’un trouble manifestement illicite et ne peut en principe se retrancher derrière une contestation sur le fond du droit ou un doute sur la matérialité des faits pour décliner sa compétence (Soc. 25 nov. 2015, n°14-17.551 P).
En matière de licenciement, la Chambre sociale juge, de manière constante, que le juge des référés peut ordonner la poursuite du contrat du travail et statuer sur l’existence d’un trouble manifestement illicite lorsque la nullité du licenciement est encourue, c’est-à-dire lorsqu’un texte prévoit cette sanction ou en cas d’atteinte à une liberté fondamentale (Soc. 31 mars 2004, n° 01-46.960 P ; Soc. 19 oct. 2022, n° 21-18.248 P).
La Chambre sociale s’est, dans son arrêt du 1er février 2023, expressément fondée sur le fait que l’article L. 1132-4 du code du travail prévoit la nullité des mesures de représailles à l’encontre du lanceur d’alerte pour justifier sa décision.
Si l’arrêt est le premier concernant l’auteur de signalements dans les conditions de la loi Sapin 2, la solution s’inscrit dans un courant jurisprudentiel bien établi.
La solution est également conforme à la volonté du législateur d’assurer au lanceur d’alerte une protection effective par des garanties procédurales lui permettant, non seulement d’établir facilement que la mesure a été prise en représailles de son signalement par un aménagement des règles de preuve, mais également d’obtenir du juge une décision rapide. A cet égard, il faut signaler que, si ces dispositions n’étaient pas applicables en l’espèce dès lors qu’elles sont entrées en vigueur postérieurement au licenciement, la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte a renforcé les garanties procédurales en cas de contestation des mesures de représailles et a notamment expressément prévu qu’en cas de rupture du contrat de travail à la suite d’un signalement, le salarié pouvait saisir la formation des référés du conseil de prud’hommes1.
UNE PROTECTION TRÈS LARGE NÉCESSITANT UNE GRANDE VIGILANCE DE LA PART DES ENTREPRISES
Les employeurs doivent donc se montrer extrêmement prudents lorsqu’ils envisagent de licencier un salarié ayant procédé à un signalement susceptible d’entrer dans le champ des articles 6 et 8 de la loi du 9 décembre 2016 et doivent s’assurer, préalablement à une telle mesure, qu’ils disposent d’éléments de preuve leur permettant soit de démontrer la mauvaise foi du salarié – ce qui suppose d’établir que les faits signalés étaient erronés et que le salarié en avait connaissance –, soit que le licenciement est objectivement justifié par un motif étranger au signalement.
On rappellera ici que le champ de l’alerte est extrêmement large puisqu’en pratique toute méconnaissance d’une règle de droit est susceptible de faire l’objet d’un signalement susceptible de conférer à son auteur le statut de lanceur d’alerte sans qu’il soit besoin d’établir la gravité des faits signalés, ni leur connaissance personnelle par l’auteur du signalement lorsqu’ils lui ont été relatés dans le cadre de son activité professionnelle.
Par ailleurs, d’un point de vue probatoire, l’article 10-1 III de la loi de 2016 exige simplement que le salarié produise des éléments laissant présumer qu’il a procédé à un signalement pour que l’employeur soit tenu de justifier objectivement le licenciement, à peine de nullité. Le texte n’est assorti d’aucune dimension temporelle et n’exige pas que l’existence du signalement soit de nature à faire raisonnablement présumer que le licenciement est une mesure de représailles.
RÉFÉRENCE
1 Art. 12 I de la loi du 9 décembre 2016, modifié par la loi du 21 mars 2022.