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LA PERSISTANCE, À CÔTÉ DU SOCLE COMMUN, DE DISPOSITIONS SPÉCIFIQUES

La protection des lanceurs d’alerte a, originellement, pris la forme de dispositifs sectoriels successifs, dont la mise en place s’est accélérée au cours des années 2000 à la suite d’évolutions des règles internationales et européennes et de diverses affaires. Ces dispositifs, centrés sur la protection des lanceurs d’alerte, ne définissaient ni les procédures de signalements, ni les modalités de traitement des alertes et, enfin, n’assuraient pas aux différents lanceurs d’alerte un niveau de protection uniforme1.

Reprenant les préconisations d’une étude du Conseil d’Etat2, la loi dite Sapin 2 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique a, pour la première fois, mis en place un véritable statut du lanceur d’alerte destiné à constituer un socle commun définissant le lanceur d’alerte, précisant les procédures permettant de procéder aux signalement, les modalités de traitement de ces signalements et la protection dont doit disposer tout lanceur d’alerte contre les mesures de représailles.

Si cette loi a supprimé un certain nombre de dispositifs qui entraient dans le champ de la protection des lanceurs d’alerte défini par son article 63, de nombreux mécanismes particuliers ont été maintenus. Ont ainsi notamment été maintenues en droit du travail, les dispositions :

■    relatives au droit d’alerte du travailleur en cas de danger grave et imminent ou de défectuosité dans les systèmes de protection (art. L. 4131-1 CT),

■    protégeant le travailleur qui témoigne ou relate d’agissements de harcèlement sexuel (art. L. 1153-3 CT),

■    protégeant le travailleur qui témoigne ou relate des faits constitutifs de discrimination (art. L. 1132-3 CT),

■    protégeant le travailleur qui témoigne ou relate d’agissements de harcèlement moral (art. L. 1152-2 CT),

■    protégeant le travailleur qui témoigne ou relate des faits de maltraitance sur des personnes vulnérables (art. L. 313-24 CASF),

■    relatives au droit d’alerte du travailleur qui estime que les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l’établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l’environnement (art. L. 4133-1 CT),

■    protégeant le salarié ayant relaté ou témoigné d’un délit ou d’un crime dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions (art. L. 1132-3-3 CT).

La loi de 2016 a, par ailleurs, elle-même institué deux dispositifs spécifiques. Elle a, d’une part, obligé les entreprises soumises au contrôle de l’ACPR et de l’AMF à mettre en place des procédures internes permettant à leur personnel de signaler tout manquement aux obligations définies par les règlements européens, le code monétaire et financier et le règlement général de l’AMF (art. L. 634-1 C. mon. fin.). Elle a, d’autre part, imposé aux entreprises de plus de 500 salariés, d’établir un code de conduite définissant et illustrant les différents types de comportements à proscrire comme étant susceptibles de caractériser des faits de corruption ou de trafic d'influence intégré au règlement intérieur et de mettre en place un dispositif d'alerte interne destiné à permettre le recueil des signalements émanant d'employés et relatifs à l'existence de conduites ou de situations contraires à ce code de conduite de la société (L., art. 17).

Enfin, la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a imposé à certaines sociétés d’établir un plan de vigilance destiné à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement. Ce plan doit notamment comprendre « un mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives » (art. L. 225-102-4 C. com.).

UNE MISE EN COHÉRENCE PAR LA LOI DU 21 MARS 2022

La pluralité des dispositions protégeant les auteurs de signalements s’explique, pour une large part, par la multiplicité des champs d’alerte et la nécessité de mettre en place des dispositifs spécifiques et adaptés. La lutte contre certains manquements peut ainsi requérir la protection d’auteurs de signalement sans imposer l’utilisation de canaux internes ou externes particuliers et ce, notamment pour favoriser les témoignages. Par ailleurs, une réponse rapide et efficace à certains types de signalements peut exiger des dispositifs spécifiques (par ex., en matière de santé et sécurité au travail, pour permettre un traitement immédiat et l’intervention des représentants du personnel) ou une adaptation du dispositif de droit commun (par ex., en matière financière, pour favoriser les signalements anonymes).

Si l’existence de dispositions spécifiques, ou à tout le moins de certaines d’entre elles, peut paraître indispensable, un travail de rationalisation était nécessaire afin de permettre l’articulation de ces mécanismes juridiques particuliers avec le régime général mis en place par la loi Sapin 2.

Intervenue à la suite d’une directive du 23 octobre 2019, la loi dite Waserman du 21 mars 2022, visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, a entrepris cet effort.

Cette loi a opéré un certain nombre de renvois des dispositions spéciales vers les mesures de protection et, plus rarement, vers la procédure de signalement4, prévues par le socle commun.

Elle a, surtout, ajouté à la loi Sapin 2 un article 6 III qui fixe les principes d’articulation entre les dispositifs spéciaux de protection et le socle commun. Ce texte pose, d’abord, le principe selon lequel, lorsque sont réunies les conditions d'application d'un dispositif spécifique de signalement, les dispositions de la loi Sapin 2 relatives à la protection des lanceurs d’alerte ne s'appliquent pas. Il précise, cependant, ensuite, que les mesures de protection des lanceurs d’alerte prévues par les articles 10-1 à 13-1 de la loi constituent un socle minimal de protection et doivent donc s’appliquer, à défaut de disposition plus favorable ou de garantie équivalente, à tous les types d’alerte.

Ainsi, si les articles 6 à 9 de la loi relatifs à la définition du lanceur d’alerte, au champ d’application de la protection et aux processus de signalement et de divulgation peuvent être écartés en présence de dispositions spéciales, les mesures de protection contre les représailles prévues par les articles 10-1 à 13-1 de la loi ont, en revanche, bien vocation à s’appliquer quel que soit le dispositif légal utilisé.

LA PRIMAUTÉ DES DISPOSITIONS SPÉCIALES SUR LE SOCLE COMMUN S’AGISSANT DES CONDITIONS D’EXERCICE DU DROIT D’ALERTE

La prise en compte des seules conditions d’exercice du droit d’alerte prévues par le texte spécial

Dans la mesure où la plupart des protections spécifiques trouvent en principe leur raison d’être dans la nécessité de mettre en place dans certaines situations des mécanismes plus souples et/ou plus adaptés que le dispositif de droit commun, il est logique que les conditions d’exercice du droit d’alerte fixées par la loi Sapin 2 ne puissent être opposées à l’auteur du signalement, qui relate des faits dans les conditions prévues par un texte spécial.

Ainsi, alors que le lanceur d’alerte n’est en principe protégé que dans la mesure où il procède à un signalement dans les conditions prévues par les articles 6 et 8 de la loi, la personne qui relate ou témoigne de certains faits sans respecter ces conditions peut bénéficier d’une protection en présence d’un texte spécial ne posant aucune exigence quant au mode de signalement. Les dispositions spécifiques permettent ainsi à certains lanceurs d’alerte d’être protégés sans avoir à démontrer qu’ils ont respecté les conditions de la loi Sapin 2.

Cette mise à l’écart des dispositions de la loi Sapin 2 relatives aux conditions d’exercice du droit d’alerte en présence d’un texte spécial peut poser plus de questions s’agissant des dispositions relatives à la bonne foi, à l’absence de contrepartie financière, à la protection d’informations couvertes par certains secrets, à la limitation des divulgations publiques ou à la confidentialité des signalements.

L’exigence de bonne foi de l’auteur de la révélation ne fait aucun doute et constitue, selon la Cour de cassation, une condition sine qua non à toute protection même en l’absence de texte5. La problématique porte alors sur la teneur de l’exigence de bonne foi, qui n’est pas définie par la loi, et pour laquelle la Chambre sociale considère actuellement qu’elle ne peut être écartée que par la démonstration de « la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce »6, alors que la directive de 2019 peut paraître plus exigeante en se référant à l’existence de « motifs raisonnables de croire que les informations signalées […] étaient véridiques au moment du signalement ».  

On rappellera que, même en l’absence de texte, le droit d’alerte est une composante de la liberté d’expression, et qu’à ce titre, la protection du lanceur d’alerte ne saurait être absolue. La Cour européenne des droits de l’homme a notamment pu préciser, dans des décisions fondatrices, que « « les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur » et que, dans ces conditions, « la divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement »7.

La mise à l’écart des articles 6 à 9 de la loi Sapin 2 en présence d’un dispositif spécifique pose également la question de l’extension de la protection aux facilitateurs ainsi qu’aux personnes en lien avec le lanceur d’alerte prévue par son article 6-1 lorsque le droit d’alerte est exercé en dehors des dispositions de droit commun.

La faculté pour le lanceur d’alerte d’utiliser les canaux de signalement prévus par la loi Sapin 2, même en présence d’un dispositif spécifique

La primauté des dispositions spéciales sur le socle commun, si elle interdit de sanctionner le travailleur qui procède à un signalement sans respecter les conditions d’exercice de la loi Sapin, n’interdit pas au travailleur de choisir de procéder au signalement dans les conditions prévues par l’article 6 et 8 de la loi Sapin 2.

En effet, l’ensemble des faits visés par les dispositifs spécifiques existant en droit du travail entrent dans le cadre fixé par l’article 6 I, de sorte que le travailleur conserve donc la faculté d’utiliser le canal de signalement interne prévu par l’article 8 I, s’il estime qu'il est possible de remédier efficacement à la violation par cette voie.

L’un des intérêts majeurs pour les entreprises de mettre en place une procédure interne de recueil et de traitement crédible et efficace est d’ailleurs d’inciter les travailleurs à utiliser cette procédure qui confère à l’employeur certaines garanties en termes de discrétion, de maîtrise des informations, de traitement des signalements sans pression extérieure et de choix des suites données au signalement.

L’APPLICATION DES MESURES DE PROTECTION PRÉVUES PAR LA LOI SAPIN 2 À TOUS LES DISPOSITIFS D’ALERTE

Si les dispositifs spéciaux ont pour objet de permettre de signaler certains faits répréhensibles sans avoir à respecter les conditions d’exercice de droit commun, leur mise en œuvre ne saurait justifier une moindre protection. C’est la raison pour laquelle le législateur a entendu faire des mesures de protection contre les représailles prévues par les articles 10-1 et suivants de loi Sapin 2 un socle minimal applicable à tous les dispositifs d’alerte.

S’agissant de la protection contre les représailles, les différentes mesures prévues par la loi de 2016 ne peuvent être écartées qu’en présence de dispositions spéciales plus favorables ou équivalentes.

Les immunités civiles et pénales

Tous les auteurs de signalements, quel que soit le dispositif légal de signalement utilisé, ont donc vocation à bénéficier des immunités civiles et pénales prévues par l’article 10-1 I.

L’interdiction des mesures de représailles, leurs sanctions et les garanties procédurales en cas de recours

Les auteurs de signalement ne pourront faire l’objet de mesures de représailles. À cet égard, les articles 10-1 II et L. 1121-2 du code du travail prévoient une longue liste de mesures – dont on peut penser qu’elle ne présente pas un caractère exhaustif - qui ne peuvent être prises en considération de l’exercice du droit d’alerte et précise que tout acte ou décision pris en méconnaissance de ces dispositions est nul de plein droit.

Surtout, tout auteur de signalement opéré dans le cadre d’un dispositif légal pourra bénéficier des garanties procédurales prévues par l’article 10-1 III de la loi en cas de recours contre les mesures de représailles.

D’une part, il bénéficiera d’un régime probatoire aménagé. Il devra simplement présenter des éléments de fait permettant de supposer qu’il a procédé à un signalement dans des conditions prévues par un dispositif légal. Il appartiendra, ensuite, à l’auteur de la mesure de rapporter la preuve que celle-ci est dûment justifiée.

D’autre part, et c’est là sans aucun doute la mesure de protection la plus innovante de la loi de 2022, tout auteur de signalement dans le cadre de dispositif légal pourra, en cas de recours contre une mesure qu’il estime de représailles, demander au juge, qui devra alors statuer à bref délai, de lui allouer, à la charge de l’autre partie, une provision. Cette provision pourra concerner les frais de l’instance en fonction de la situation économique respective des parties et du coût prévisible de la procédure ou, lorsque la situation de l’auteur du signalement s’est gravement dégradée en raison du signalement, couvrir ses subsides. Il conviendra de surveiller la manière dont les lanceurs d’alerte et leurs conseils puis les juridictions, notamment les conseils de prud’hommes, vont mobiliser et s’approprier ce dispositif.

L’article 12 prévoit une sanction spécifique à la charge de l’employeur qui pourra, en cas de mesure de représailles illicite être condamné à abonder le compte personnel de formation d’un salarié ayant lancé l’alerte jusqu’à son plafond fixé par le code du travail8.

La protection contre les procédures-baillons

Seront également applicables à tout signalement effectué dans le cadre d’un dispositif légal, les mesures de protection contre les procédures-baillons exercées devant les juridictions civiles et pénales en raison des informations signalées ou divulguées.

Sur ce point, l’article 10 III prévoit également la possibilité pour le juge d’allouer une provision à l’auteur du signalement pour frais de justice ou à fins de subsides.

L’article 13 porte, dans une telle hypothèse, le montant de l’amende civile, qui pourra être prononcée en cas de procédure dilatoire ou abusive, à la somme de 60 000 €, sans préjudice de l’octroi de dommages-intérêts à la partie victime de la procédure.


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INDEX

1 Sur cette évolution, v. l’étude, Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger, publiée en février 2016 par le Conseil d’Etat. 

2 Préc.

3 Ont ainsi été abrogés l’article L. 1161-1 du code du travail en matière de corruption, les articles L. 4133-5 du code du travail, L. 1351-1 et L. 5312-4-2 du code de la santé publique, en matière de santé publique et d’environnement.

4 Art. L. 434-2 C. mon. fin.

5 Soc. 10 mars 2009, n°07-44.092 P ; Soc. 19 janvier 2022, n°20-10.057 P.

6 Soc. 8 juillet 2020, n°18-13.593 P.

7 CEDH, Gr. Ch., 2 février 2008, Guja c. Moldova, n° 14277/04 ; CEDH, 21 octobre 2011, Heinisch c. Allemagne, n° 28274/08.

8 Les modalités de cet abondement sont désormais précisées par le décret n°2022-1686 du 28 décembre 2022.


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