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La Chambre sociale de la Cour de cassation vient de faire sensiblement évoluer la distinction entre les notions d’astreinte et de temps de travail effectif

   

Cette distinction dépend désormais d’une appréciation au cas par cas au regard de l’intensité des contraintes pesant sur le salarié au cours des périodes non travaillées pendant lesquelles il doit être en mesure d’intervenir. Cette évolution est susceptible d’avoir une portée considérable pour les entreprises utilisant des dispositifs d’astreinte et doit les conduire à réexaminer ces dispositifs.


LA PROBLÉMATIQUE

Le temps de travail effectif est celui pendant lequel le salarié se tient à la disposition de l’employeur sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles (C. trav., art. L. 3121-1).

La période d’astreinte est une période pendant laquelle le salarié, sans être sur son lieu de travail et sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, doit être en mesure d’intervenir pour accomplir un travail. L’astreinte donne seulement lieu à une indemnisation ; seul le temps éventuel d’intervention étant constitutif d’un travail effectif (C. trav., art. L. 3121-9).

En pratique, la frontière entre les deux notions est ténue dans la mesure où la nécessité pour le salarié de se tenir prêt à intervenir implique nécessairement une certaine disponibilité du salarié et une restriction des occupations personnelles auxquelles il peut vaquer. Se pose alors la question du degré de sujétion au-delà duquel le salarié doit être considéré comme se trouvant placé à la disposition permanente de l’employeur et cesse de pouvoir vaquer à ses occupations personnelles.

La Cour de cassation a longtemps paru admettre une conception relativement libérale en retenant la qualification d’astreinte chaque fois que le salarié ne se trouvait pas dans l’entreprise au cours des périodes de permanence et qu’il disposait de la possibilité résiduelle de vaquer à « des » occupations personnelles, quelle qu’en soit la nature. Elle avait, par exemple, pu écarter la qualification de travail effectif dès lors « que la sujétion imposée au salarié de se tenir, durant les permanences, dans un logement de fonction mis à disposition à proximité de l'établissement afin d'être en mesure d'intervenir en cas d'urgence, ne l'empêchait pas de vaquer à des occupations personnelles »1.

Si elle offrait aux entreprises une relative sécurité juridique, cette position est, cependant, apparue en contradiction avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

Cette situation a conduit la Cour de cassation à faire évoluer sa jurisprudence, dans son arrêt du 26 octobre 2022, auquel elle a entendu donner une très large publication2.

 

UNE ÉVOLUTION IMPOSÉE PAR LA CJUE

La Cour de Luxembourg définit de manière autonome les notions de temps de travail et de période de repos pour l’application de la directive 2003/88 du 4 novembre 2013 fixant des prescriptions minimales de santé et de sécurité en matière d’aménagement du temps de travail.

Interrogée, dans ce cadre, sur la qualification d’une période de garde effectuée sous régime d’astreinte, la Cour de justice a énoncé que cette « ne constitue, dans son intégralité, du temps de travail, au sens de[la directive], que s’il découle d’une appréciation globale de l’ensemble des circonstances de l’espèce, notamment des conséquences [du délai d’intervention] et, le cas échéant, de la fréquence moyenne d’intervention au cours de cette période, que les contraintes imposées à ce travailleur pendant ladite période sont d’une nature telle qu’elles affectent objectivement et très significativement la faculté pour ce dernier de gérer librement, au cours de la même période, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts » (CJUE, 9 mars 2021, deux arrêts, C-344/19 et C-580/19 et CJUE, 11 novembre 2021, C-214-20).

Pour la Cour de justice, le seul fait que le salarié ne soit pas dans l’entreprise et puisse vaquer à des occupations personnelles ne permet pas d’exclure la qualification de temps de travail. La Cour impose une vérification, au cas par cas, de l’intensité des contraintes pesant sur le salarié. Si, au regard de l’intensité des contraintes, le salarié conserve une certaine possibilité de planifier des occupations personnelles et sociales, les périodes de permanence seront des périodes de repos au sens de la directive. Si, au contraire, les contraintes exercées, notamment quant au délai d’intervention et/ou à la fréquence moyenne des interventions, sont, au regard de leur intensité, de nature à dissuader le travailleur de planifier une quelconque activité de détente, même de courte durée, la période est constitutive d’un temps de travail.

La Cour de cassation fait évoluer sa jurisprudence à l’occasion d’une affaire qui concernait un salarié d’une société de dépannage assurant une permanence pour intervenir sur des portions limitées d’autoroute et qui, muni d’un téléphone, devait rester joignable pour intervenir en dehors des heures d’ouverture de l’entreprise. Le salarié demandait un rappel de salaire en prétendant que les périodes où il devait rester joignable constituait un temps de travail effectif. Il invoquait notamment le délai d’intervention très court qui lui était imparti pour intervenir après l’appel de l’usager et qui était, selon lui, incompatible avec toute possibilité effective de vaquer à des obligations personnelles.

Pour écarter ces prétentions et retenir la qualification d’astreinte, la cour d’appel avait essentiellement retenu que le salarié était simplement joignable sur son téléphone portable dans l’hypothèse où l’employeur lui demandait d’intervenir. La cour d’appel n’avait procédé à aucun examen concret des contraintes imposées par l’employeur au salarié pour qu’il soit en mesure d’intervenir et, notamment, du délai d’intervention imposé au salarié.

Après avoir rappelé la jurisprudence de la Cour de justice, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel en lui reprochant de ne pas avoir « vérifier si le salarié avait été soumis, au cours de ses périodes d'astreinte, à des contraintes d'une intensité telle qu'elles avaient affecté, objectivement et très significativement, sa faculté de gérer librement, au cours de ces périodes, le temps pendant lequel ses services professionnels n'étaient pas sollicités et de vaquer à des occupations personnelles ».

Il est important de noter que la Cour de cassation ne procède pas elle-même à l’analyse du dispositif d’astreinte auquel était soumis le salarié et ne donne pas véritablement de lignes directrices permettant de déterminer la nature des contraintes à prendre en compte et la manière d’apprécier le caractère significatif ou non de l’atteinte portée à la faculté pour le salarié de gérer son temps et de vaquer à des occupations personnelles.

LA NÉCESSAIRE DÉTERMINATION DE CRITÈRES D'APPRÉCIATION

S’agissant d’une évolution jurisprudentielle s’appliquant à tous les dispositifs existants et imposant une appréciation au cas par cas selon des standards relativement imprécis, on peut s’attendre à ce que l’arrêt du 26 octobre génère un contentieux abondant. On doit espérer que la Cour de cassation opère à l’avenir un contrôle et détermine des critères d’appréciation clairs permettant, d’une part, aux juges du fond d’appliquer les textes de manière relativement uniforme et prévisible et, d’autre part, aux entreprises d’adapter leurs dispositifs et de limiter les risques de requalification des temps de travail effectif.

A cet égard, on trouve, dans les arrêts de la Cour de justice, la définition de critères permettant d’apprécier l’intensité des contraintes pesant sur le salarié au cours des périodes non travaillés.

Ainsi, le salarié doit conserver une certaine liberté d’organiser et de gérer des activités personnelles. A cette fin, deux critères d’appréciation paraissent se dégager.

 

Le délai de réaction, critère déterminant

Le critère déterminant est celui du délai de réaction laissé au salarié pour reprendre ses activités professionnelles. La Cour indique qu’un « délai raisonnable » d’intervention paraît compatible avec la planification d’activités personnelles. En revanche, « lorsque le délai est limité à quelques minutes », la période doit être intégralement considérée comme du temps de travail dans la mesure où le salarié est dans une telle hypothèse dissuader de planifier une quelconque activité de détente, même de courte durée. Les facilités accordées au salarié en termes de transport ou la possibilité de répondre aux sollicitations à partir du lieu où il se trouve sont, à cet égard, à prendre en compte pour apprécier le caractère raisonnable du délai d’intervention.

La fréquence moyenne des prestations réalisées par le travailleur

Le second critère d’appréciation, qui doit selon la Cour se combiner avec le premier, est la fréquence moyenne des prestations normalement réalisées par le travailleur, lorsqu’elle peut faire l’objet d’une estimation objective. La Cour de justice semble considérer que le salarié ne dispose pas d’une latitude suffisante pour gérer librement ses périodes d’inactivité s’il est fréquemment appelé à fournir des prestations – qui ne sont pas de courtes durées – au cours des périodes de garde.

Les éléments sans incidence

Par ailleurs, seules les contraintes imposées par la réglementation, la convention collective ou par l’employeur doivent être prises en compte alors que n’ont pas à être prises en compte les contraintes indépendantes de la volonté de l’employeur comme :

■    les difficultés organisationnelles qui sont la conséquence d’un choix du travailleur (par ex., le fait que le domicile du salarié soit éloigné du lieu de travail),

■    le caractère peu propice au loisir de la zone dans laquelle le salarié doit se trouver pour être en mesure d’intervenir.

 

DES IMPLICATIONS IMMÉDIATES ET POTENTIELLEMENT CONSIDÉRABLES POUR LES ENTREPRISES UTILISANT DES DISPOSITIFS D’ASTREINTE

Afin de minimiser à l’avenir le risque de requalification des périodes non travaillées en temps de travail effectif, les entreprises doivent, dès à présent, réévaluer les dispositifs d’astreinte qu’elles utilisent et s’assurer que les contraintes pesant sur le salarié, en termes de délai et de fréquence moyenne d’intervention, ne sont pas d’une intensité telle qu’elles interdisent en pratique au salarié toute planification d’activité personnelle pendant les périodes non travaillées.

Les entreprises doivent s’efforcer, dans la mesure du possible, de faire en sorte que le travailleur dispose d’un délai raisonnable pour reprendre son travail et que les interventions ne soient en pratique pas systématiques.

L’impact de la nouvelle jurisprudence pourrait être beaucoup plus lourd pour certaines entreprises. Il n’est pas certain que le recours aux astreintes demeure possible lorsqu’il est indispensable que le salarié se trouve à proximité du lieu de travail pour être en mesure d’intervenir immédiatement ou dans un délai très réduit. Il existe un risque que, dans une telle hypothèse, le salarié bien que n’étant pas dans l’entreprise et n’accomplissant aucun travail, soit considéré comme étant à la disposition immédiate de l’entreprise, de sorte que la période sera intégralement considérée par un juge comme du temps de travail effectif. Les entreprises, qui ont mis en place de tels dispositifs, doivent s’interroger sur son maintien et devront donc sans doute revoir l’intégralité de leur dispositif d’organisation de la durée du travail.



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