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Première application de la jurisprudence Skandia par le Conseil d’Etat

Conseil d'État, 3ème chambre, 04/11/2020, n°435295, BNP Paribas Securities Services

Dans un arrêt rendu le 4 novembre 2020, le Conseil d’Etat applique pour la première fois la jurisprudence Skandia de la CJUE et ouvre la possibilité de déduire la TVA d’amont pour les prestations rendues par le siège principal à destination de sa succursale établie à l’étranger et membre d’un groupe TVA.

Rappel de l'arrêt Skandia

Dans l’arrêt Skandia (CJUE, 17 septembre 2014, C-7/13, Skandia America Corporation), la Cour avait considéré que les prestations de services fournies par un établissement principal établi dans un pays tiers (les Etats-Unis) à sa succursale établie dans un État membre (la Suède)
constituaient des opérations imposables quand cette dernière était membre d’un groupement de TVA, dès lors que ce groupement, pouvant être considéré comme un seul assujetti dans cet Etat membre, devenait le redevable de la taxe selon le mécanisme de l’autoliquidation.

L’appartenance de la succursale au groupe TVA constitué en Suède avait donc abouti à considérer que les prestations de services (taxables) étaient rendues au Groupe TVA lui-même, en sa qualité d’assujetti unique. La position prise par la Cour de l’Union avait explicitement exclu la thèse selon laquelle les prestations de services étaient de simples prestations internes rendues au sein de la même entité juridique (CJUE, C-210/04, 23 mars 2006, FCE Bank Plc).

Faits de l'espèce

BNP Paris Securities Services est une société établie en France exerçant une activité d’intermédiation financière pour laquelle elle a formulée l’option. Elle rend à ses filiales différentes prestations d’assistance, tels que des services informatiques.

A l’issue de plusieurs vérifications de comptabilité, l’Administration fiscale avait notamment remis en cause la déduction de la TVA grevant les dépenses effectuées pour les opérations à destination de ses succursales européennes membres d’un groupe TVA, considérant que ces opérations étaient situées en dehors du champ d’application de la taxe. Elle avait toutefois admis, par mesure de tempérament, la déduction d’une fraction de la taxe en tenant compte des proportions d’opérations imposables à la TVA de ces exploitations dans leur pays d’implantation.

L’arrêt de la Cour Administrative d’Appel, après avoir constaté que les succursales étaient membres de groupements de TVA et bénéficiaient donc de la qualité d’assujetties distinctes du siège français, avait cependant jugé, pour refuser de prononcer la décharge des rappels de taxe, que la société ne fournissait aucune précision sur la nature des opérations réalisées par les groupements établis à l’étranger (selon qu’il s’agissait d’opérations soumises à la taxe ou d’opérations exonérées dans les pays concernés).

En substance, la Cour Administrative d’Appel avait transposé les principes dégagés par la Cour del’Union en matière de succursales mixtes qui fait dépendre le droit à déduction des dépensesengagées dans un Etat membre de l’analyse des opérations réalisées par le siège établi dans l’autre Etat membre (CJUE, C-165/17, 24 janvier 2019, Morgan Stanley & Co International).

Solution

Pour le Conseil d’Etat, il résulte des articles 2 et 11 de la directive 2006/112, tels qu’interprétés par la CJUE dans son arrêt Skandia, que « les prestations de services fournies par un établissement principal à sa succursale établie dans un autre Etat membre constituent des opérations imposables quand cette dernière est membre d’un groupement de TVA ».

Il casse donc pour erreur de droit l’arrêt d’appel qui, certes avait reconnu l’existence des groupements TVA à l’étranger dont les succursales de BNPP Securities Services étaient membres, mais entendait restreindre les droits à déduction du siège en fonction de la nature des opérations réalisées par ces groupements. En effet, pour le Conseil d’Etat, le caractère déductible de la TVA grevant les dépenses réalisées par le siège doit dépendre de l’opération de refacturation aux groupements auxquels appartiennent les succursales, et non pas des opérations ultérieures réalisées par ces groupements.

Dans la mesure où les opérations d’assistance informatique ouvrent droit à déduction sans contestation, le siège français devrait pouvoir ainsi rétablir les crédits de TVA qui restaient en litige, ce que la Cour Administrative d’Appel de Versailles, statuant sur renvoi du Conseil d’Etat, devrait logiquement reconnaître.

Perspectives

Cet arrêt, en appliquant pour la première fois en France la jurisprudence Skandia, permet de mettre en exergue différents enjeux.

En premier lieu, il ouvre des possibilités de réclamation aux sièges français au titre d’opérations de services d’assistance (frais de siège, support informatique) rendus à leurs succursales comprises dans un groupe TVA dans un autre Etat de l’Union. Cette opportunité existera lorsque le siège français s’est vu refusé la déduction de la TVA d’amont, totalement ou partiellement, alors que celle-ci pourrait être récupérée en application de la règle
d’affectation ou du coefficient de taxation forfaitaire. Compte tenu de la prescription de l’action en réclamation, les sièges français doivent procéder rapidement à une revue approfondie de leurs opérations avec leurs succursales avant le 31 décembre.

Cet arrêt ne traite pas de la situation inverse et moins fréquente, où les services seraient rendus par des succursales étrangères membres d’un groupe TVA à l’établissement principal établi en France. Si un raisonnement strictement symétrique devait être retenu, ces opérations devraient logiquement être considérées comme imposables et rendre le siège français redevable de la taxe en application du mécanisme de l’autoliquidation.

Enfin, une dernière question reste en suspens, celle dénommée « reverse Skandia », où les services sont fournis par le siège, établi dans un Etat de l’Union et membre d’un groupe TVA, à sa succursale établie dans un autre Etat membre qui n’est pas partie à un Groupe TVA local. Si l’arrêt BNPP Securities Services consacre la reconnaissance d’un groupe TVA établi à l’étranger comme un assujetti unique, la transposition du raisonnement du Conseil d’Etat à cette situation soulève de nombreuses interrogations. En tout état de cause, ce sujet devrait être traité par la Cour de l’Union dans le cadre d’une question préjudicielle posée par la Cour Suprême de Suède le 30 octobre 2019 (C- 812/19 Danske Bank).

Sur ce dernier point, la compatibilité de la doctrine administrative existante devra être examinée. Celle-ci reste fondée sur le principe selon lequel, dès lors qu’une entreprise étrangère et sa succursale française constituent une même entité juridique, les prestations de services qu’elles se rendent réciproquement n’entrent pas dans le champ d’application de la TVA et ne sont par suite pas imposables à la taxe.

Ainsi, cet arrêt pourrait entrainer de multiples implications pour les sièges français ou les succursales françaises de Groupes TVA situés dans l’Union, avant même la création annoncée d’un groupe TVA en France (article 45 du projet de loi de finances pour 2021 transposant l’article 11 de la directive TVA). Cet article dispose que chaque Etat membre peut considérer comme un seul assujetti des personnes établies sur le territoire de ce même Etat membre qui sont indépendantes du point de vue juridique mais qui sont étroitement liées entre elles sur les plans financier, économique et de l’organisation. Le dispositif devrait s’appliquer au 1er janvier 2023.


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