La publication à quelques semaines d’intervalle de deux arrêts de la Cour de cassation rendus au cours du second semestre 2020 est de nature à attirer l’attention sur les risques juridiques attachés aux opérations de LBO, même si l’un est sévère et l’autre plus clément. Jusqu’ici, les décisions de justice concernant ces opérations à effet de levier ont été plutôt rares. Une première alerte avait cependant été donnée en 2017 par un arrêt de la Cour d’appel de Nancy (5° chambre.com, 20 décembre 2017, n°15/02727) que la Cour de cassation est venue pour l’essentiel confirmer.
On peut cependant redouter dans un avenir proche une multiplication des contestations pour ceux de ces LBO qui seront fragilisés par la crise économique née de la Covid-19 : contestations émanant des créanciers et plus vraisemblablement de leur représentant dans le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire, contestations émanant de salariés licenciés suite à des difficultés rencontrées par la société cible.
La discussion portera dans les deux cas sur l’existence d’une faute : faute de gestion du dirigeant, faute de l’employeur. Le débat est délicat car, inévitablement, au travers de l’appréciation de la faute, le risque de voir le juge s’immiscer dans la gestion de la société peut être redouté par les initiateurs d’opérations à effet de levier.
Enfin, l’administration fiscale n’est pas indifférente au particularisme de ce type de montage et il n’est pas sans intérêt d’observer les évolutions de son attitude.
LBO et comblement par les dirigeants de l’insuffisance d’actif
Aux termes de l’article L 651-2 du code de commerce, les dirigeants de la société en liquidation judiciaire peuvent être condamnés à combler l’insuffisance d’actif de la société.
La faute de gestion qui fonde l’action en responsabilité pour insuffisance d’actif est largement entendue : il peut s’agir d’un mauvais choix de politique générale. Dans le cas d’une opération de LBO, on songe d’emblée aux politiques de remontée systématique de dividendes vers la société holding, cette remontée étant nécessaire pour permettre à la bénéficiaire de financer son endettement. La distribution de dividendes peut parfois être assortie de distributions massives de réserves. Lorsque ces remontées mettent à l’épreuve l’équilibre financier de la société, le risque de voir un jour dénoncée une faute de gestion apparaît.
En l’espèce, une société avait été rachetée par un fonds d’investissement en 2006. Pour permettre au fonds de rembourser l’emprunt ayant financé le prix d’acquisition, la société rachetée s’était engagée à distribuer chaque année des dividendes. La situation devait évoluer défavorablement et la société fut placée en redressement judiciaire, puis en liquidation judiciaire en 2010.
Dans ce genre de situation, un précédent arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation était plutôt rassurant pour les praticiens : en dépit de remontées excessives de dividendes, les dirigeants avaient échappé à une condamnation pour insuffisance d’actif (16 décembre 2014, n° 13-25028 et 13-25029).
D’abord, l’arrêt avait reconnu la spécificité de l’opération de LBO « Mais attendu qu'après avoir constaté que les décisions stratégiques échappaient aux dirigeants de la société, tout comme leur avait été étrangère la mise en place de l'opération obligeant la société à verser chaque année des dividendes importants à la société Thor investissements pour lui permettre de rembourser les emprunts contractés pour l'acquisition des actions, ce qui était la cause des difficultés financières du groupe ».
Puis, avaient été pris en compte les efforts des dirigeants : « l'arrêt relève que les dirigeants ont, à plusieurs reprises, fait appel à des conseils extérieurs pour dégager des solutions et ont pris des initiatives en 2003 ayant permis de faire progresser le chiffre d'affaires, sans qu'il soit démontré que ces tentatives de redressement, entreprises à un moment où la situation de la société n'était pas irrémédiablement compromise, aient été dépourvues de pertinence ; qu'il relève encore que la comptabilité a été tenue et approuvée, fût-ce avec réserves, par le commissaire aux comptes et qu'il n'est pas rapporté la preuve que les erreurs commises par les dirigeants, notamment dans l'appréciation des provisions relatives à la dépréciation des titres de la société AJM, aient contribué à l'insuffisance d'actif ».
Mais, dans le cas présent pourtant assez voisin, la même chambre commerciale de la Cour de cassation s’est montrée plus sévère (Cassation commerciale, 09 septembre 2020, n° 18-12.444). En l’espèce, la société-cible avait continué à distribuer des dividendes par prélèvement sur les réserves alors qu’elle était déficitaire.
La décision de distribution contestée était antérieure de trois ans à la constatation de l’insuffisance d’actif. Trois ans auparavant ?
La solution peut sembler très brutale. Si l’on comprend bien le raisonnement qui a été suivi, l’idée est que si la société n’avait pas distribué ses réserves, l’actuelle insuffisance d’actif ne serait pas aussi considérable. A vrai dire, le montant des distributions était assez considérable : 4,6 millions d’euros distribués en 2007 et 2008 dont 3,5 millions prélevés sur les réserves, chiffre à rapporter à l’insuffisance d’actif de 6 530 894 euros.
La Cour considère donc que la faute commise par les dirigeants justifie l’engagement de leur responsabilité pour insuffisance d’actif. La distribution jugée excessive de dividendes constitue une faute de gestion. « Mais attendu que la décision de verser les dividendes devant être prise au regard de la situation de l’entreprise et de sa trésorerie, quand bien même ces dividendes devraient être affectés dans le cadre d’une opération de LBO ».
La Cour ne signale au demeurant pas particulièrement cet arrêt (F-D), ce qui pourrait laisser penser qu’il s’agit seulement d’une décision d’espèce ; il paraît cependant avoir une portée plus générale.
Notons au surplus que le montant de la condamnation, doit être supporté solidairement par le dirigeant personne physique avec deux sociétés. Cette affaire évoque l’affaire NASA Electronique qui avait abouti devant la cour d’appel de Paris en 1991 (3ème chambre A, 18 juin 1991) à la condamnation de dirigeants personnes physiques au paiement de 400 millions de francs dans le cadre d’une opération de capital-risque.
On peut évidemment se demander si cette jurisprudence ne pourrait pas également être applicable en cas de difficultés ne donnant pas encore lieu à une procédure collective. On pourrait imaginer la condamnation d’une société reprise en LBO et qui, faute d’avoir la maîtrise de la distribution de ses dividendes, n’aurait pu apporter l’aide sollicitée par un réseau de concessionnaires dont elle serait l’animateur. Au début des années 2000, un importateur de véhicules japonais avait ainsi été condamné à indemniser ses concessionnaires à qui il imposait des conditions commerciales particulièrement dures alors même qu’il distribuait largement des dividendes à ses actionnaires (Cassation commerciale, 15 janvier 2002, n° 99-21172).
Selon une solution aujourd’hui bien établie, le dirigeant qui a proposé à l’assemblée la distribution de dividendes peut être condamné alors même que la décision finale est prise par la seule assemblée. En l’espèce, et c’est souvent le cas en matière de LBO, la distribution a été proposée au vote de l’associé unique, qui l’a ensuite décidée. La sanction ne paraît pas injuste lorsque le dirigeant se confond plus ou moins avec l’associé unique. Dans le cas inverse, elle est très brutale.
Paradoxalement, la Chambre sociale de la Cour de cassation semble se montrer moins sévère.
LBO et licenciement sans cause réelle et sérieuse
La question peut également être saisie sous l’angle de la faute de l’employeur ; cette faute est susceptible de priver de cause réelle et sérieuse des licenciements qui pourraient être la conséquence de réorganisations rendues nécessaires par les difficultés nées d’un LBO. Aussi un arrêt récent -et signalé- (Cass soc, 4 novembre 2020,18-23.029, FS-P+B+R+I) est-il particulièrement intéressant en ce qu’il donne l’occasion à la chambre sociale de montrer qu’elle reste vigilante à ce que « sous couvert d’un contrôle de la faute, les juges du fond n’exercent pas un contrôle sur les choix de gestion de l’employeur » (voir la note explicative jointe à l’arrêt). En l’espèce, des salariés de la société cible avaient été licenciés pour motif économique après avoir refusé la modification de leur contrat de travail pour motif économique proposée dans le cadre de la réorganisation de l’entreprise ayant donné lieu à un plan de sauvegarde de l’emploi. Ils contestaient la justification de leur licenciement en soutenant que la situation de menace sur la compétitivité dont se prévalait leur employeur trouvait son origine dans une faute de ce dernier. Plus concrètement, ils considéraient que la dégradation de la situation économique invoquée était imputable à l'opération dite « LBO », du fait de la mise à disposition des liquidités de la société en 2006 et des versements continus de dividendes opérés jusqu'en 2011 à la société holding. Cette mise à disposition avait, selon eux, fautivement asséché la source de financement d’investissements stratégiques qui auraient été nécessaires pour faire face, sur un marché très évolutif et spécialisé, aux innovations proposées par des entreprises concurrentes.
La cour d’appel avait fait droit à leurs prétentions en retenant que « les décisions de mise à disposition de liquidités empêchant ou limitant les investissements nécessaires,[pouvaient] être qualifiées de préjudiciables comme prises dans le seul intérêt de l’actionnaire, et ne se confondant pas avec une simple erreur de gestion ». Cette analyse, qui confondait quelque peu faute de l’employeur et faute d’un tiers (par cette référence au « seul intérêt de l’actionnaire »), est censurée par la chambre sociale, sur le fondement de motifs très fermes. Certes, « la faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise rendant nécessaire sa réorganisation est de nature à priver de cause réelle et sérieuse les licenciements consécutifs à cette réorganisation », mais « l’erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute ». Il est reproché en conséquence aux juges du fond d’avoir statué par des motifs insuffisants à caractériser la faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise.
Cette décision peut rassurer dans la mesure où la Cour réaffirme que les juges du fond n’ont pas à exercer un contrôle sur les choix de gestion de l’employeur, et que les « erreurs de gestion » ne peuvent pas en soi constituer une faute privant les licenciements de justification. En même temps, elle doit attirer l’attention sur le fait que si l’erreur dans l’appréciation du risque n’est pas à elle seule une faute de gestion, elle semble pouvoir, si d’autres éléments s’y ajoutent (et qui étaient ici absents dans la motivation de l’arrêt d’appel attaqué), en constituer un premier « indice ».
LBO et contraintes fiscales
Les risques liés aux opérations de LBO doivent également être appréciés au regard des exigences actuelles de l’administration fiscale et de l’arsenal anti-abus toujours plus sophistiqué. Si les opérations de LBO ont été analysées à la loupe par l’administration fiscale, avec parfois beaucoup de méfiance, reconnaissons néanmoins que le juge de l’impôt a fait preuve de réalisme économique. Pourquoi interdire aux acquisitions LBO l’utilisation du régime de l’intégration fiscale alors que la grande majorité des groupes français l’utilisent ? Dans l’arrêt Epoux Bourdon (CE, 9e et 10e ss-sect. 27 janv. 2011, n°320313) le Conseil d’Etat a refusé de considérer que la structure générale des LBO n’avait qu’un but exclusivement fiscal.
Les juges estiment que la création d’un holding de reprise présentait un intérêt financier et patrimonial, notamment, en permettant l’obtention de meilleures conditions financières que celles dégagées par ses associés.
Concernant la possibilité d’une fusion rapide entre la société d’acquisition et la société cible, la doctrine administrative donne un faisceau d’indices pouvant amener à une requalification fiscale de l’opération parmi lesquels le délai séparant l'acquisition de la fusion, le niveau de capitalisation de la société holding de reprise, l'importance des dettes d'acquisition subsistant au moment de la fusion par rapport au financement initial, l'exercice ou non par la société acquéreuse avant la fusion d'une activité autre que la détention des titres de la société acquise.
Le Conseil d’État ne s’est pas prononcé sur l’application de la procédure de l’abus de droit à une fusion rapide réalisée dans le cadre d’un montage LBO. Si des auteurs expriment des doutes concernant le bien-fondé de l’analyse de l’administration, la pratique montre que les acteurs du LBO et leurs conseils envisagent très peu ce type de solution.
S’agissant des distributions de dividendes, et autre opération de haut de bilan, financées par de la dette, la position fiscale est certainement plus incertaine. Le principe de liberté de gestion financière des entreprises a été consacré dans l’arrêt SA Andritz (CE, 30 décembre 2003, n° 233894). Auparavant, par une décision isolée du Tribunal administratif de Paris (Sté Van Ommerem Tankers, 29 oct. 1998, n° 94-1885), le juge a refusé l’application de l’abus de droit à une distribution d'une prime de fusion et l’émission d’un emprunt obligataire pour le même montant, souscrit par la société mère.
Sans examiner les arrêts Ingram Micro et Manpower qui portaient sur des opérations intragroupes, des décisions plus récentes sont venues semer le trouble en exigeant de justifier de l’intérêt de la société. Dans l’affaire SAS Yoplait (CAA Versailles, 1re ch., 24 janv. 2012, n° 10VE03601), l’administration avait remis en cause sur le fondement de l’acte anormal de gestion la déduction des charges financières liées au financement par emprunt d’une opération de rachat de ses propres actions par la société, au motif que cela servait uniquement l’intérêt de l’actionnaire minoritaire dont la participation avait été « reluée ».
Réaffirmant le principe de liberté de gestion, la CAA avait écarté cette analyse en estimant que :
■ cette opération était l’ultime étape d’une restructuration beaucoup plus large,
■ elle avait permis l’acquisition du contrôle de l’ensemble des éléments corporels et incorporels d’une nouvelle branche d’activité, et
■ d’avoir accès à de nouveaux financements pour développer celle-ci.
Puis dans l’affaire SNC Pharmacie Saint-Gaudinoise, le Conseil d’Etat a exigé que les juges recherchent au cas par cas l’intérêt propre de la société en cause (CE 15 février 2016 n° 376739, 9e et 10e s.-s.). S’agissant d’une opération de rachat de titres financée par emprunt, la société alléguait de la mésentente entre associés. Dans son arrêt de renvoi, la CAA a considéré qu’elle n’apportait pas des éléments démontrant l'intérêt que représentait pour elle le retrait de l'un des associés par le rachat de la totalité de ses parts et, par suite, l'existence d'une contrepartie à la charge d'intérêts qu'elle a supportée pour financer ce rachat (CAA Bordeaux, 3e ch., 5 juill. 2016, n° 16BX00662, SNC Pharmacie Saint-Gaudinoise).
Autant le rachat de titres dans l’affaire Yoplait s’inscrivait dans une restructuration plus large qui, évidemment avait des conséquences sur l’activité de la société, autant le rachat de titres de la SNC Pharmacie Saint-Gaudinoise était une opération de rachat classique sans effet direct sur l’activité. Faut-il en déduire que le principe de liberté de financement des entreprises se restreint aux opérations de financement en lien direct avec l’activité de l’entreprise ? Sauf à démontrer que la mésentente entre associés nuit à l’activité de la société, il est très difficile voire impossible de démontrer l’intérêt de la société. La liberté de financement s’arrête donc là.
Il aurait pu être exigé du contribuable de justifier que ces opérations n’étaient pas étrangères à l’intérêt social. D’autant qu’on trouve des exemples d’opérations similaires réalisées par des sociétés cotées. Si ces opérations ont été validées par les autorités de marché, une présomption de normalité ne devrait-elle pas s’appliquer?
Dirk Baugard
KPMG Avocats