Cet article a été rédigé par : Axel Dupuy , Gregg Gibier, Seong-Joon Seo et Jérémy Langard
Aujourd’hui, près de 4 % des émissions carbonées mondiales sont dues à la production et à l’utilisation de systèmes numériques (terminaux, centre de données, réseaux …)1 , soit deux fois plus que le transport aérien. Pourtant en tant qu'usagers de ces systèmes numériques, il est particulièrement difficile de se rendre compte de leur impact global. Vouloir s'équiper d'appareils moins consommateurs d'énergie ou encore les éteindre la nuit plutôt que de les laisser en veille sont des actions pleines de bonnes volontés et nécessaires. Pour autant, en ne se concentrant que sur la phase d'exploitation de nos appareils électroniques du quotidien, nous passons à côté de la majeure partie de l'empreinte carbone du numérique. De plus, si aujourd'hui dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de l’environnement, l'empreinte carbone est un indicateur parlant, il n'aborde que très partiellement l'ensemble des conséquences environnementales et sociales que pose le numérique.
Pour comprendre véritablement l'ampleur des problèmes liés au numérique, il nous faut considérer plus que la simple phase d'exploitation de nos appareils du quotidien. L'ensemble de la chaîne de valeur du numérique doit être prise en compte, de l'extraction des ressources nécessaires à la confection des appareils, à leur processus de fabrication et à leur fin de vie. Cela nous permettra de dresser un panorama des enjeux environnementaux et sociaux auxquels nous confronte le numérique et d'explorer les solutions qui commencent à se dessiner aujourd'hui pour les entreprises afin de tendre vers un numérique plus responsable.
Partie I – La phase d’exploitation de nos objets numériques ne représente qu’une fraction du problème
Le numérique est en grande partie invisible aux yeux des usagers, et les pollutions qui y sont liées le sont tout autant. Ses impacts ne sont donc pas là où l’opinion public les attend le plus, et ne se limitent certainement pas au simple moment où nous allumons nos terminaux pour les utiliser. Il est nécessaire de prendre de la hauteur et de considérer l’ensemble de la chaîne de valeur du numérique pour commencer à en percevoir la réalité.
1 – L’empreinte carbone du numérique ne se limite pas à la phase d’exploitation de nos appareils
Attardons-nous premièrement sur l'empreinte carbone de nos appareils. Certes, nous commençons aujourd'hui à prendre conscience de la consommation énergétique de certains d'entre eux. À titre d'exemple, une box internet fonctionnant en continu consomme autant qu'un lave-linge à l’année (autour de 100 kWh/an2 ). Si l'éteindre la nuit et en vacances est un geste salutaire, son empreinte carbone totale n'en est pourtant pas significativement réduite. Il faut aussi prendre en compte toute l'énergie dépensée, et par conséquent le carbone émis, lors de la phase d'extraction et de production de cet appareil (les émissions du Scope 3 tel que décrit par le Green House Gas Protocol). En 2021, la phase d'exploitation du matériel informatique composant l'environnement de travail des grandes entreprises (ordinateurs, écrans, imprimantes, points d'accès Wi-Fi) ne représentait que 6% de son empreinte totale, les 94% restants étant générés lors de la fabrication3 . Le ratio s'équilibre davantage pour les data centers qui sont particulièrement énergivores lors de leur phase d'exploitation, celle-ci représentant 40% de leur empreinte carbone totale. N’oublions pas non plus que certains de nos usages numériques, en particulier l’utilisation du Cloud, provoquent des consommations énergétiques supplémentaires qui ne sont pas celles du terminal que nous utilisons à proprement parler. Regarder des vidéos en streaming, envoyer un mail, déposer un fichier sur un serveur … toutes ces actions mobilisent des équipements de réseau et des Data Centers qui vont eux-mêmes consommer de l’énergie. Au total, c’est près de 10% de la consommation électrique mondiale qui est dédiée au numérique4 .
2 – Le numérique exerce une pression croissante sur les ressources mondiales
L'empreinte carbone ne prend pas en compte d'autres facteurs environnementaux tels que la pression croissante exercée sur les nombreuses ressources nécessaires à la création de nos appareils. Un smartphone à lui seul nécessite de mobiliser 70kg de matières premières (soit 600 fois son poids) et près de 70 matériaux différents, dont une cinquantaine de métaux (cuivre, lithium, cobalt, …) et de terres rares (indium, gallium, terbium, …) en plus des matières plastiques et synthétiques5 . Or leur extraction est très gourmande en énergie et en eau. Pour le lithium, la production d’une tonne peut demander jusqu’à 2 millions de litres d’eau. Cette consommation en eau est d'autant plus problématique qu'un bon nombre des sites de production se situent dans des zones soumises à un stress hydrique telles qu'au Pérou, au Chili, en Australie ou encore en Chine. Cette consommation en ressources est particulièrement problématique dans la mesure où d’un côté la demande ne cesse de grimper, et de l’autre l’offre risque de ne plus pouvoir suivre à terme. En effet, au niveau de la demande, on estime aujourd’hui à près de 15 milliards le nombre d’objets connectés et ce nombre devrait continuer à croître de 20% chaque année6 . Au niveau de l’offre, l'insatiable demande en métaux pousse à exploiter des gisements toujours plus faiblement concentrés et de plus faible qualité, nécessitant pour cela toujours plus d’énergie et de moyens. Une comparaison avec le pétrole n’est pas anodine car il est possible que nous passions au cours de ce siècle un « pic des métaux »7 alors que nous ne cessons de renforcer notre dépendance à leur égard.
3 – Le numérique exerce aussi des pressions concrètes sur les écosystèmes
Toute activité minière altère durablement les paysages, les sols et la biodiversité8 . Or la déplétion précédemment mentionnée des gisements les plus concentrés, ainsi que l’exploitation des terres rares, elles-mêmes faiblement concentrées, poussent à réaliser des extractions toujours plus intensives, renforçant d’autant plus ces altérations. A cela, il est nécessaire de rajouter la pollution produite par les activités minières, à savoir le rejet de produits toxiques ou radioactifs, qui vont accentuer d’autant plus la pression sur les environnements et écosystème locaux. Les exemples de cours d'eau, de nappes phréatiques, de zones entières polluées par des activités minières sont pléthoriques. Du salar d'Uyuni en Bolivie menacé par l'exploitation du lithium, jusqu'à la tristement célèbre ville de Baotou en Chine élevée au rang de capitale mondiale des terres rares9 , en passant par les îles d'Obi en Indonésie ravagées par l'extraction du nickel, le coût environnemental de la confection de nos appareils électroniques se répercute dans tous les pays cherchant à se développer grâce à leurs ressources naturelles au mépris des écosystèmes. La fin de vie de nos appareils n'est pas en reste et est aussi synonyme de pollution. En 2019, à peine 17,4% de la quantité de déchets électroniques et électriques (DEEE) font l'objet d'un traitement adéquat10. Le reste fait l'objet de trafics internationaux pour finir dans des décharges comme celles d’Agbobloshie au Ghana ou encore de Guiyu en Chine jusqu’en 2018, contribuant encore plus à la pollution des sols due aux métaux lourds et autres composés chimiques toxiques présents dans les appareils électroniques.