La « durabilité » est en train de devenir une notion fondamentale des sociétés modernes. En Europe, c’est une directive du 14 décembre 2022 relative à « la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises » qui lui a donné une consécration officielle et qui entrera progressivement en application à partir de 2024. Pour de nombreuses entreprises, un rapport de durabilité s’imposera annuellement et les obligera à détecter, analyser, dévoiler et maîtriser les conséquences de l’environnement climatique, physique, social et humain (ESG) sur l’entreprise et sa gouvernance, mais aussi les incidences de l’activité de l’entreprise sur cet environnement ainsi entendu de manière très large. C’est l’une des grandes particularités de l’ambition européenne, de ne pas s’en tenir aux seules conséquences sur l’entreprise de l’environnement ainsi défini, ce que l’on appelle la « matérialité financière » et que l’on pourrait également dénommer « matérialité entrante », mais d’imposer aussi de prendre en compte les conséquences de l’activité de l’entreprise sur cet environnement, ce que l’on appelle la « matérialité d’impact » ou la « matérialité socio-environnementale » et que l’on pourrait également dénommer « matérialité sortante ». C’est là que l’Europe entend imprimer sa marque, par la prise en compte de la « double matérialité », à la différence de l’approche internationale actuelle de l’ISSB, qui ne s’intéresse qu’à la « simple matérialité financière ». Deux philosophies fondamentalement différentes, d’intérêt privé pour cette dernière, c’est-à-dire l’intérêt des actionnaires, et d’intérêt général pour la première, c’est-à-dire l’intérêt de toutes les parties prenantes, qui vont des salariés aux ONG en passant par la nature (qualifiée de « partie prenante silencieuse »).

La motivation de l’Union européenne est évidente : mettre en mouvement toutes les forces pour lutter contre le réchauffement climatique, préserver l’environnement et protéger les droits humains. Ce ne sont pas les Etats qui se défaussent sur les entreprises et les citoyens, du moins peut-on l’espérer, ce sont les Etats qui mobilisent les citoyens et les entreprises en raison de la gravité de la situation climatique et environnementale en particulier, mais aussi de la nécessité de protéger les droits fondamentaux, parce que l’ampleur de ces problèmes impose d’impliquer le plus grand nombre aux côtés des pouvoirs publics. C’est en effet l’affaire de tous et de chacun.

Le futur rapport normé de durabilité se substituera à la publication d’informations extra-financières qui se présentaient sous des formats beaucoup plus libres et hétérogènes. Quelles sont les principales différences si l’on regarde les choses de haut ? D’abord, l’idée que ces informations, bien que non financières en elles-mêmes, ont une incidence financière pour l’entreprise et pour la collectivité. Ensuite et plus fondamentalement, qu’il s’agit d’assurer la survie des entreprises et plus largement de l’espèce humaine. Enfin, mais ce n’est pas exhaustif, qu’il s’agit non seulement de révéler mais également d’agir. Aussi, la traduction française a-t-elle bien fait de rechercher un mot qui exprime ces préoccupations dynamiques et de ne pas se satisfaire d’une transposition littérale du terme « sustainability », qui aurait pu être « soutenabilité » mais aurait eu une connotation plus statique.

Au-delà, est-ce que ces notions nouvelles encore très imprécises, de durabilité et de double matérialité, auront une force propre, une capacité d’expansion dont pourrait un jour se saisir un juge ou une autorité pour étendre les exigences des textes et forger des principes généraux au-delà des règles de détail ? La durabilité pourra-t-elle servir un jour d’étalon général d’appréciation de la quantité et de la qualité des informations publiées et à publier ? La double matérialité permettra-t-elle d’exiger une information plus approfondie et plus diversifiée ? Conduira-elle les contrôleurs, en particulier les auditeurs, à mettre en œuvre pour l’émission de leur assurance, dorénavant obligatoire partout dans l’Union Européenne, une approche d’audit plus poussée ?

Tout est possible. En enveloppant les publications extra-financières dans la notion générale de durabilité et en imposant la prise en compte de la double matérialité, la directive du 14 décembre 2022 recèle une potentielle dynamique juridique car, quand une notion vient coiffer des règles, on sait quelle force d’expansion elle peut recéler.


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