Le 1er mars 2023, la Cour Administrative d’Appel (« CAA ») de Paris a rendu deux arrêts portant notamment sur la question de la charge de la preuve en matière de prix de transfert[1]
Dans ces deux arrêts, rédigés de façon identique, les faits étaient les suivants : une société française commercialisait des biens à l’étranger, par le biais de filiales ou d’agents commerciaux indépendants, selon le territoire :
- Au Brésil, en Inde, en Argentine, en Russie et au Portugal, elle distribuait ses produits par le biais de filiales selon deux schémas alternatifs :
- Achat/Revente : la filiale locale achète les biens à la société française et les revend au client final. Elle bénéficie alors, selon le produit en question, d’une remise de 30% à 70% par rapport au prix de vente au client final.
- Commission : la société française vend directement au client final local, et verse à la filiale locale une commission d’intermédiation équivalente au montant dont elle aurait bénéficié si elle avait agi comme acheteur-revendeur.
- En Corée du Sud, en Iran et en Turquie, elle agissait par le biais d’agents commerciaux indépendants : la société française vendait donc directement au client final local, et versait à l’agent indépendant une commission, cette fois de 20% de la vente, quel que soit le bien vendu.
L’administration fiscale a considéré comme étant injustifié l’écart entre la commission d’intermédiation versée aux filiales et celle versée aux agents indépendants et l’a donc qualifié de transfert de bénéfices à l’étranger. Pour motiver un tel redressement, tant la doctrine de l’Administration[1] que la jurisprudence constante du Conseil d’Etat[2] posent qu’il revient à l’Administration de prouver la réalité du transfert de bénéfices qu’elle allègue : en d’autres termes, c’est elle qui supporte la charge de la preuve de l’existence du transfert. En dehors des cas où l’avantage est caractérisé par nature, par exemple en présence d’une libéralité, il revient à l’administration de rapporter cette preuve par le biais de comparaisons.
Ici, la CAA de Paris limite largement les déterminants de la comparaison à examiner pourtant définis par les Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert[3]. En effet :
- Elle ne tire aucune conclusion du fait que les marchés comparés sont significativement différents géographiquement et stratégiquement mais cherche au contraire à valider le raisonnement de l’Administration sur ce point, ni du fait que ceux des filiales comportent des acteurs industriels majeurs sur leurs marchés (ce qui n’est pas le cas pour les territoires où la distribution s’effectuait par l’intermédiaire d’agents indépendants), critères dont la pertinence a pourtant déjà été mis en évidence par la jurisprudence antérieure.[4]
- Sur les fonctions exercées, un point clef pour la fixation de la rémunération, la Cour relève l’argument du contribuable qui soutient que ses filiales exercent des fonctions bien plus importantes que les agents tiers, même lorsqu’elles agissent comme intermédiaires, mais elle conclut néanmoins que les documents qu’il produit ne sont pas suffisamment probants, et que les importants moyens humains des filiales ne démontrant pas qu’ils aient été mis au service des activités alléguées, « faute de documents produits au dossier à cet effet ».
Ces arrêts de la CAA de Paris semblent prendre le contre-pied du courant jurisprudentiel traditionnel et bien établie, en ignorant des différences majeures de situations, et en estimant que c’est au contribuable qu’il revient de détailler ces différences et pourquoi elles ont un impact sur la fixation des prix.
Ces arrêts s’ils étaient confirmés par le juge de cassation exposeraient les contribuables à une charge administrative toujours plus importante pour justifier leur position. Il est impératif que le Conseil d’Etat, s’il est saisi dans cette affaire, ou à l’occasion d’une autre affaire, clarifie le niveau de précision de la comparaison attendue de la part de l’Administration. Il devra tenir compte du fait que la charge administrative doit demeurer mesurée pour les contribuables. En d’autres mots, si la moindre différence alléguée par l’Administration emporte un renversement de la charge de la preuve et qu’il est ensuite impossible pour le contribuable de faire valoir des différences rendant la comparaison non probante, celui-ci devra s’en prémunir au moyen de nombreux justificatifs ou accepter une insécurité juridique.
RÉFÉRENCES
[1] CAA Paris, 2e chambre, 01/03/2023 – n° 21PA06438 (Exel) et 21PA06439 (Kremlin)
[2] Voir BOI-BIC-BASE-80-20, no. 10 et nos. 130 s.
[3] CE, 7 novembre 2005, n°266436 et n°266438, 3 e et 8 e s.-s., min. c/ Cap Gemini, décision régulièrement réaffirmée depuis
[4] L’OCDE cite notamment les dispositions contractuelles de la transaction, les fonctions exercées par chacune des parties à la transaction, les caractéristiques du bien transféré ou des services rendus, les circonstances économiques des parties et du marché sur lequel les parties exercent leurs activités et les stratégies économiques poursuivies par les parties (OCDE 2022, §1.36)
[5] Voir en particulier la décision Cap Gemini de 2005 (comparer la reconnaissance d’une marque bien établie en France et encore peu connue aux Etats-Unis n’est pas pertinent) et l’arrêt Man Camions et Bus de 2009 (le marché français des poids-lourds n’est pas comparable aux autres marchés européens des poids-lourds en raison de l’existence d’un acteur historique majeur : Renault).